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les parcelles de vérité que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations[1]. »

Le style du Lys dans la Vallée est moins épique et plus précieux ; ici le Scudéry l’emporte. Je ne sais rien de plus fatigant que la lecture de ce livre. En voici le début : « A quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des pâtimens subis en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses… ? » Et deux énormes volumes de ce style !

On pardonne à un auteur des exagérations, des témérités, des violences de couleur : il peut avoir tous ces défauts et n’en être pas moins un remarquable écrivain ; il peut être tombé dans tous ces écarts de style et sans qu’on puisse lui refuser le style. Quelles au daces ne se permet pas dans sa prose l’auteur de Notre-Dame-de-Paris ! mais comme dans ses plus grandes audaces et même dans ses égaremens il garde toujours l’instinct d’un éminent artiste, comme il sait respecter toujours le génie de la langue qu’il manie, M. Victor Hugo, malgré ses défauts, est un écrivain d’un grand style. M. de Balzac, malgré ses qualités et quoiqu’il ait écrit des pages charmantes, n’a pas de style.

Le style se compose essentiellement de rapports délicats et logiques entre la pensée et l’expression, et d’une foule de nuances assorties et harmonieusement fondues. Quelque soit son caractère, grave ou léger, gracieux ou sévère, sa condition première, c’est la convenance, l’harmonie, l’unité de ton. Or il n’est rien qui fasse plus défaut à M. de Balzac. Des idées incohérentes, des alliances de mots impossibles, un entassement d’images, disparates, un cliquetis de métaphores discordantes, voilà ce qu’on rencontre chez lui à chaque pas. Il mêle tous les tons et tous les styles : il emprunte ses images et ses expressions à tous les arts et à toutes les sciences. Sa langue est surchargée de formules scientifiques, bigarrée de couleurs criardes. Tout cela tourne et éblouit comme un kaléidoscope, tout cela fait l’effet d’un de ces cabinets de curiosités et de bric-à-brac qu’il s’est plu à décrire. Il semble qu’il n’ait pas le sentiment de la convenance et de la logique naturelle des mots et des idées : il en as semble qui hurlent d’être accouplés. Ainsi il aime, il affecte de répéter des expressions comme celles-ci : « Les chaudes inflexions de la voix[2], des regards aigres, ou des regards rouges[3], des impressions fertiles et touffues[4]. » Il parlera de « l’éblouissante fascination

  1. Seraphita, p. 192.
  2. Recherche de l’Absolu.
  3. Dinah Piedefer.
  4. Le Lys dans la Vallée.