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entournures sont délicates… Les tons de chair ne sont pas fondus, c’est vrai, mais ils sont vivans : je suis un très-joli fruit vert, et j’en ai la grâce verte… Ma chère biche, si ce n’est pas à faire prendre une fille sans dot, je ne m’y connais pas. Mes oreilles ont des enroulemens coquets, une perle à chaque bout y paraîtra jaune… Et puis tout est en harmonie : on a une démarche, on a une voix ! L’on se souvient du mouvement de jupe de son aïeule… Je puis baisser les yeux et me donner un cœur de glace sous mon front de neige, je puis offrir le cou mélancolique du cygne en me posant en madone, et les vierges dessinées par les peintres seront à cent piques au-dessous de moi. Un homme sera forcé pour me parler de musiquer sa voix[1]. » C’est une jeune fille, un enfant de seize ans, qui écrit cela ! Cette Louise de Chaulieu, dépravée dès le couvent, cachant sa sécheresse de cœur et ses ardeurs sensuelles « sous une fausse pudeur, » c’est elle-même qui le dit[2], cette Louise de Chaulieu et sa correspondante, qui la vaut bien, sont-ce la des caractères pris sur la nature ? Où a-t-on vu de tels types ? où a-t-on observé de telles mœurs ?

Dans Rosalie, le romancier a essayé de peindre l’amour sous une face nouvelle, et cette tentative a été peut-être plus malheureuse encore que les autres. Rosalie, jalouse d’une femme inconnue, avec laquelle l’homme qu’elle aime entretient une correspondance, Rosalie, jeune fille modeste et candide, violant le secret des lettres, en fabriquant de fausses, inventant une abominable machination pour tromper sa rivale, et poussant jusqu’à l’atrocité une sorte de vendetta sans raison, Rosalie n’a rien de vrai ; c’est une monstruosité morale.

N’avons-nous pas le droit de rappeler ici la distinction déjà faite entre M. de Balzac peintre et M. de Balzac psychologue ou moraliste ? Qu’il étudie la nature humaine dans ses conditions ordinaires et son développement normal, il sera vrai parce qu’il sera simple et exact ; mais que, laissant l’étude de la réalité pour se jeter dans la fantaisie, il essaie de créer des types imaginaires et de peindre des caractères exceptionnels, il est faux, parce que, n’ayant plus l’observation de la nature pour soutien, il n’a d’ailleurs ni l’idéal pour lumière ni le sens moral pour guide : son imagination alors enfante des êtres difformes qu’il nous donne de bonne foi pour des créations sublimes.

Le grand défaut de M. de Balzac peintre de caractères, je veux dire l’exagération, a parfois gâté chez lui même la peinture de mœurs, où l’on peut dire cependant qu’il a été excellent. Tantôt c’est la passion qui l’emporte, et alors, comme dans un grand Homme de province à

  1. Mémoires de Deux jeunes Mariées, lettre 3.
  2. Ibid., lettre 26.