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d’analyser ; il faut citer, et encore demandons-nous la permission de ne pas citer tout : « Mes yeux, dit-il, furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler… Ces épaules étaient partagées par une raie le long de laquelle coula mon regard plus hardi que n’eût été ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage, et fus complètement fasciné Tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos d’amour comme un enfant se jette dans le sein de sa mère, en baisant à plusieurs reprises toutes ces épaules où se roula ma tête. Cette femme poussa un cri perçant… Je restai tout hébété, savourant le quartier de pomme que je venais de dévorer[1]. »

Telle est la première scène du roman. Et, ce qu’il faut bien remarquer, ce n’est point là une scène isolée, un détail épisodique, sans lien avec le reste de l’œuvre ; tout au contraire, cette scène forme comme le nœud du drame, elle domine en quelque sorte la composition tout entière et reparaît à la fin pour fournir à l’auteur son de nouaient. L’amante mystique, Mme de Mortsauf elle-même, nous explique, chose étrange, que cette scène l’avait profondément troublée. (Vous souvenez-vous encore de vos baisers ? dit-elle. Ils ont dominé ma vie, ils ont sillonné mon âme ; l’ardeur de votre sang a réveillé l’ardeur du mien… Si vous avez oublié ces terribles baisers, moi je n’ai jamais pu les effacer de mon souvenir. J’en meurs ! Oui, chaque fois que je vous ai vu, vous en ranimiez l’empreinte… Le bruit des sens révoltés remplissait alors mon oreille[2]. »

Et ici se place une autre scène, digne pendant de la première, une scène de délire et de désespoir, de rage et de blasphème, où Mme de Mortsauf mourante maudit sa chasteté, déchire de ses mains sa robe blanche, sa robe mystique, et regrette avec amertume les voluptés sensuelles dont elle s’est volontairement sevrée. L’auteur a beau donner à ce délire une explication physiologique telle quelle, il a beau le faire suivre d’une mort calme et chrétienne ; l’impression est douloureuse et l’effet affligeant : c’est comme le cri de la chair qui triomphe, comme l’hymne effréné du sensualisme qui prend sa revanche. Chez Ursule Mirouet, nous avions vu l’amour foudroyant, magnétique, envahissant le cœur comme un fluide irrésistible. Chez Mme de Mortsauf, c’est quelque chose de pis, de plus vulgaire et de plus brutal ; c’est tout simplement l’amour physique, l’amour sensuel ; c’est l’amour antique, celui qui dévora Phèdre,

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée,
  1. Le Lys dans la Vallée, t. Ier, p. 47 et 48, in-8o, 1836.
  2. lbid. t. II, p. 305.