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a joui un moment. Sa fameuse théorie de la femme de trente ans était faite sans doute pour lui concilier bien des lectrices et pour mettre de son côté bien des amours-propres. Les femmes lisent plus de romans à trente ans qu’à vingt : se rendre favorable cette nombreuse et influente partie de son auditoire, l’intéresser à son succès en prenant sa vanité pour complice, c’était assurément un coup de maître, et l’événement y répondit : nouvelle preuve de cette vieille vérité que les hommes et plus encore les femmes préfèrent toujours celui qui les flatte sans les estimer à celui qui les estime sans les flatter ! M. de Balzac en effet a beaucoup flatté les femmes, mais il n’a jamais eu pour elles ni estime vraie ni tendresse sérieuse.

Et je ne veux pas seulement parler ici de quelques mots cruels qu’on lui a beaucoup reprochés. « Les femmes sont des poêles à dessus de marbre, » un composé de « l’enfant et du singe, » aurait-il dit. Ce sont là des boutades qu’on passerait sans trop de peine à la verve du satirique. Ce que je lui pardonne moins, c’est d’avoir parlé de la femme sans pudeur. Il a compris, il a peint le désir qu’elle excite : il n’a jamais compris, il n’a jamais ressenti le respect qu’elle inspire. Au lieu de la voir avec les yeux d’un moraliste ou d’un poète, il la voit trop souvent avec les yeux du matérialiste et du libertin. Nous pourrions citer de nombreux exemples : un seul suffira. Le Lys dans la Vallée est un roman où M. de Balzac a voulu peindre ce qu’il n’a jamais compris, hélas ! l’amour idéal et chaste, ce qu’on est convenu d’appeler l’amour platonique, ce qu’il appelle, lui, l’amour séraphique, luttant contre les fougues de la jeunesse et les entraînemens du cœur. Il a mis ce sentiment exalté, épuré de toute pensée terrestre, en contraste avec l’amour sensuel, la passion effrénée, et il a symbolisé ces deux amours dans deux femmes, Mme de Mortsauf et lady Dudley. Commençons par reconnaître qu’Il y a dans la peinture de ces deux caractères opposés des traits vigoureux, quoique un peu outrés, et que la figure de Mme de Mortsauf est une création qui offre de belles parties. Ceci dit, il faut ajouter que la couleur générale est fausse, et que l’affectation de la forme y voile mal un sensualisme profond. Des idées grossières sous un langage précieux, l’expression mystique et la pensée lascive, du matérialisme alambiqué, du libertinage au musc, voilà le livre. Qu’on en juge. Cet amour idéal, ce mariage de deux âmes, comme dit l’auteur, qui se prolonge pendant de longues années et nage immaculé dans les plus pures régions de la poésie éthérée, sait-on comment il a commencé ? Le héros raconte lui-même que c’est au bal qu’il a vu pour la première fois, lycéen ignorant et timide, Mme de Mortsauf : il se trouvait placé derrière elle, dans l’embrasure d’une fenêtre. Et ici se place une scène étrange, inouïe, inconcevable, qu’il est impossible