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quand, dans son abandon et sa mort désespérée, le romancier l’appelle le Christ de la paternité[1], on est bien plus révolté qu’ému d’un rapprochement qui ressemble à un blasphème.

Comme si ce n’était pas assez de dégrader l’amour paternel, M. de Balzac semble prendre à tâche de le peindre sous des couleurs aussi fausses que déplaisantes. Ainsi, parlant du Père Goriot, « il se couchait, dit-il, aux pieds de sa fille pour les baiser ; il la regardait longtemps dans les yeux ; il frottait sa tête contre sa robe ; enfin il faisait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et le plus tendre. » La remarque n’est pas de nous, elle a été faite par un ingénieux critique[2] : Il y a là une confusion d’idées et de sentimens qui choque. Il y a dans cette assimilation de l’amour paternel à l’amour des amans quelque chose qui offense l’instinct moral. Ailleurs ce sentiment si noble, si sacré, qui unit le père aux enfans, vous le verrez réduit ou à une faiblesse imbécile ou à une monomanie ridicule. Tantôt c’est une passion délirante et presque sensuelle : « est-ce bon de se frotter à sa robe, de partager sa chaleur ! » tantôt ce n’est plus qu’une sorte d’instinct animal, l’instinct de la bête pour ses petits, « un sentiment irréfléchi qui s’élève jusqu’au sublime de la race canine ! »

Dans les Deux Frères, l’écrivain a voulu peindre les faiblesses de l’amour maternel, comme il avait peint dans le Père Goriot le dévouement de l’amour paternel. Mme Brideau est moins repoussante que le père Goriot ; elle n’est guère plus vraie. Sa préférence pour le mauvais fils ressemble à une manie plus qu’à une tendresse de cœur ; c’est un instinct aveugle, inexplicable, bien plus qu’un de ces sentimens exagérés, mais touchans, qu’on respecte encore, tout en les blâmant. Aussi éprouve-t-on de la répulsion, de l’indignation même, jamais de sympathie ni d’intérêt. Ici encore, on peut le dire, l’amour maternel a été défiguré et dégradé comme à plaisir par le romancier.

A-t-il été plus heureux ou mieux inspiré en parlant du mariage et de l’amour ? Quand il s’agit du mariage et de M. de Balzac, il est impossible de ne pas songer tout d’abord à ce livre qui a commencé sa réputation, et où il a traité ex professo la matière : la Physiologie du Mariage. Quelque répugnance qu’on l’éprouve, il faut donc qu’on nous pardonne de nous l’arrêter un instant. Rire du mariage fut de tout temps dans notre littérature, au théâtre comme dans le roman, une tradition et comme un privilège dont il a été convenu de ne se point

  1. Le Père Goriot, t. II, p. 190, in-8 1835.
  2. M. Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, t. Ier, p. 207, ch. X.