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poésie et aux sentimens les plus délicats de l’âme. Un poète a écrit un livre d’amour idéal et de rêverie intime : M. de Balzac veut refaire Volupté ; le Lys dans la Vallée sera la revanche du romancier sur le critique. Mme Sand a mêlé à des pages charmantes d’éloquentes déclamations sur le mariage : M. de Balzac mêlera lourdement de pauvres paradoxes à de révoltantes peintures dans les Mémoires de deux Jeunes Mariées, et nous donnera dans Honorine le poème prétentieux du faux idéal et des exaltations factices du cœur.

Voici maintenant que la vogue a passé des romans philosophiques aux histoires lugubres, aux aventures compliquées et sanglantes, à la littérature de meurtre et de poison, de voleurs et d’assassins : les romanciers parlent l’argot du bagne et initient le public aux secrets de la Force et de la préfecture de police. Les Mystères de Paris empêchent M. de Balzac de dormir ; il se hâte d’écrire les Mystères de la province. Après le Curé de Village, histoire de cour d’assises sous un titre pastoral, après Une Ténébreuse Affaire, véritable imbroglio de police secrète, on voit se dérouler la longue suite de romans où Vautrin, ce hideux personnage ébauché dans le Père Goriot, et qui semble la création favorite de l’auteur, reparaît, comme le Bas-de-Cuir de Cooper, à travers tous les actes de cet interminable mélodrame des Illusions perdues, de la Torpille et des Splendeurs et Misères des Courtisanes. Enfin, dernier degré de cet abaissement successif d’un esprit fatigué par les luttes d’une rivalité ardente et d’une concurrence fiévreuse, l’auteur d’Eugénie Grandet en vient, recommençant les Mémoires du Diable, à traîner le roman dans les derniers bas-fonds du vice, et à étaler dans ses Paysans et ses Parens pauvres les plus repoussans spectacles que la nature humaine puisse offrir ou une imagination malade inventer.

On le voit par ce seul aperçu : ce qui manque à cette carrière littéraire, c’est avant tout l’unité et la direction. Point de pensée dominante qui l’éclaire et marque le but. Le désordre et l’incohérence y règnent : l’esprit de l’écrivain flotte au hasard, obéissant à tous les souffles, subissant les influences les plus contraires, préoccupé par-dessus tout d’atteindre le succès et de soutenir sa popularité chancelante. Et pourtant, on le sait, c’est sur un édifice fait ainsi de pièces rapportées et de morceaux disparates, c’est sur cette Babel, entassement confus de matériaux de toute forme et de toute nature, que l’auteur s’avisa un jour de mettre cet orgueilleux écriteau : La Comédie humaine. L’idée lui était venue après coup, ex post-factot comme disent les juristes, qu’il avait fait là, sans s’en être douté, une œuvre immense, élevé un monument d’airain, écrit le poème gigantesque de l’humanité et de la société au XIXe siècle. La mort l’a surpris endormi dans cette prodigieuse illusion.