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ou ridicules, empreintes d’un scepticisme malsain ou d’un réalisme brutal.

Nous voulons essayer de juger à ce point de vue l’auteur des Scènes de la Vie privée. Dans toutes les critiques, dont quelques-unes fort ingénieuses et fort brillantes[1], qui ont été faites de ses œuvres, il nous a paru que le côté moral était toujours négligé et laissé dans l’ombre. Il y a là, ce semble, une lacune à remplir : sans rendre M. de Balzac solidaire de tous les excès où s’est emporté le roman contemporain, il y a, nous le pensons, à lui faire sa part sérieuse de reproches. S’il n’a pas été, comme tant d’autres, l’organe d’absurdes théories et de sophismes exécrables, il n’en a pas moins, à notre avis, mis en circulation bien des idées fausses, propagé bien des sentimens mauvais, et porté ainsi plus d’une atteinte à la moralité publique.


I

Nous n’avons point dessein de faire ici la biographie de M. de Balzac : elle est connue, et de peu d’intérêt d’ailleurs. Toutefois retracer rapidement les diverses phases de sa carrière littéraire, esquisser en quelques traits le caractère et l’esprit de l’homme, nous semble un préliminaire indispensable pour bien comprendre l’écrivain et pour juger sainement son œuvre.

On sait que, né à Tours en 1799, venu très jeune à Paris, sans fortune et sans vocation bien arrêtée, M. de Balzac mena jusqu’à, l’âge de trente ans une vie singulièrement agitée, laborieuse, pleine de tâtonnemens, d’efforts en sens divers et d’avortemens douloureux. La littérature l’avait attiré d’abord ; bientôt, espérant mieux de l’industrie, il y chercha la richesse et n’y trouva que la ruine. Il revint alors aux lettres, et si rude que la carrière y fût d’abord pour lui, si pénibles qu’y fussent ses premiers pas, il y persévéra désormais. Plein de courage et d’énergie, avec une force de volonté et une opiniâtreté de travail qui assurément l’honorent, soutenu par la foi robuste qu’il avait dès-lors en lui-même, et qu’il est permis aux admirateurs d’appeler le pressentiment de son génie, il lutta intrépidement et obstinément pendant de longues années contre la pauvreté et l’indifférence publique, écrivant sans relâche, entassant volumes sur volumes, accumulant romans sur romans.

Il est certain que son génie, si génie il y avait en lui, fut long à briser l’enveloppe et à déployer ses ailes. La partie de la vie de M. de Balzac qui s’étend de 1820 à 1828 est comme une période

  1. Voyez notamment deux remarquables articles de MM. Sainte-Beuve et Lerminier, Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1834 et 15 avril 1847.