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quitter Dieppe, d’abandonner sa femme, pour aller à Paris revendiquer ses droits. Et quel jour choisit-il, le malheureux, pour accomplir ce criminel projet ? Le jour de la fête de sa femme, le jour où sa mère lui écrit qu’elle va venir, qu’elle accourt pour l’embrasser après une longue séparation ! Égoïsme de la gloire, comment pourrais-je vous flétrir comme vous le méritez ? Voilà pourtant où mène la poésie ! Jamais un notaire n’abandonnerait sa femme, le jour où il doit lui offrir un bouquet, pour aller recueillir ou rédiger un testament. L’étude du Code civil prémunit le cœur contre la corruption, et assure le bonheur des familles. Que les jeunes gens se méfient d’Homère et de Virgile, de Corneille et de Molière, s’ils veulent trouver un bon parti. La poésie est une bien triste recommandation, et M. Laya le démontre victorieusement : Hortense, femme d’un poète, passe sa vie à pleurer ; Henriette, mieux avisée, épouse le fils d’un notaire, et son beau-père lui promet des jours d’or et de soie.

Comment et pourquoi les comédiens ont-ils reçu, répété, représenté ce sermon qui se donne pour une comédie ? Je ne me charge pas de l’expliquer. Est-ce pour plaire aux notaires ? est-ce pour décrier les lettres ? La première raison est aussi puérile que la seconde serait misérable, et je les répudie toutes deux comme ridicules. Un homme qui tient une plume, qui, sans compter parmi les écrivains habiles, s’efforce au moins de marquer sa place parmi les écrivains ingénieux, aurait dû comprendre qu’une comédie où la profession littéraire est maudite à chaque scène comme la profession la plus dangereuse pour le bonheur de la famille, était une œuvre insensée, impossible, inacceptable. Le parterre a protesté, c’était son devoir. Les loges sont demeurées muettes, c’est un silence de bon goût. La chute de la comédie nouvelle ne changera rien au train de la société. Les jeunes filles continueront à payer de leur dot les études de notaires, les poètes seront éconduits comme des aventuriers, à moins qu’ils ne gagnent quelques centaines de mille francs en fabriquant des couplets, et les Turcarets les rangeront, comme devant, parmi les pauvres d’esprit.

J’espère que l’hiver ne s’achèvera pas au Théâtre-Français sans quelque ouvrage plus sérieux et plus digne d’attention. La comédie sans doute ne saurait se passer d’enseignement ; mais l’enseignement sans plaisir, le plaisir sans enseignement, qu’elle ne l’oublie pas, sont deux contre-sens que la raison désavoue. Quand le plaisir est trivial, quand l’enseignement porte sur une idée fausse, la faute est plus grave encore, et c’est malheureusement celle que nous avons eu à signaler. Que la vérité se produise dans une fable ingénieuse et animée, que le théâtre nous offre des personnages, et renonce à la discussion pour l’action, nous ne serons pas avare de louange. Quand il faut choisir entre le blâme et le mensonge, le blâme est une nécessité. L’éloge réjouit celui qui le donne aussi vivement que celui qui le reçoit. Vienne bientôt une comédie vraie, une comédie où circulent des sentimens généreux, et je battrai des mains comme si j’avais vingt ans.

Gustave Planche.

V. de Mars.