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des journaux abolitionistes étaient fréquemment brisées, et les journaux eux-mêmes brûlés solennellement : quiconque était seulement soupçonné d’abolitionisme voyait toutes les portes se fermer devant lui, toutes ses relations de société se briser, les liens de famille eux-mêmes se rompre aussitôt. Professer de semblables opinions, c’était appeler de ses vœux la guerre civile, c’était provoquer le renversement de la constitution et la rupture de l’Union ; c’était faire acte de mauvais citoyen. L’ancien président J. Quincy Adams fut longtemps le seul homme considérable qui osât se rallier ouvertement à cette cause proscrite : il lui en coûta l’autorité morale et la popularité que lui avaient values de grands services, une rare éloquence, une carrière politique sans tache et une vie irréprochable. Il se vit abreuver d’outrages au sein de la chambre des représentans pour avoir de fendu le droit de pétition, illégalement refusé aux abolitionistes. Ceux-ci, ayant voulu se compter aux élections de 1844, firent choix de Birney pour candidat à la présidence ; ils ne purent lui donner que 140,000 voix sur plus de 3 millions de votans.

Pour que l’opinion pût être éclairée sur les dangers que l’esclavage préparait à la patrie commune, il aurait fallu que les chefs de partis, les hommes éminens dont la nation était habituée à écouter la voix, partageassent les inquiétudes des abolitionistes et se fissent les échos de leurs craintes. Or les hommes les plus éclairés et les plus sincèrement opposés en principe à l’esclavage étaient dans la plus aveugle et la plus complète sécurité. Jusqu’en 1843, il est vrai, toutes les apparences semblaient leur donner raison. De 1820 à 1840, les progrès du nord avaient été fort supérieurs à ceux du sud, quelque considérables que fussent ceux-ci. La population du nord, qui avait déjà une densité double de celle du sud, s’accroissait aussi beaucoup plus vite. Elle s’était élevée de 5 millions à 9 millions et demi : la population blanche du sud n’avait pu monter que de 2,800,000 âmes à 4 millions et demi ; l’accroissement était pour le nord de 40 pour 100 dans chaque période de dix ans, et seulement de 25 pour 100 pour le sud. Le nord n’avait pas moins gagné sous le rapport de la richesse depuis qu’à l’agriculture et au commerce maritime il avait joint l’industrie manufacturière : il avait plus de ports, plus de routes, plus de canaux, plus de chemins de fer que le sud ; sa population était plus nombreuse, plus instruite, plus éclairée, et en possession de plus de bien-être. Comment l’esclavage pourrait-il jamais créer un danger sérieux à une nation si favorisée ? D’ailleurs la marche ascendante de l’esclavage était définitivement arrêtée : depuis vingt ans, le sud n’avait formé qu’un seul état nouveau, l’Arkansas ; la Floride se peuplait lentement, et on pouvait croire qu’elle serait le dernier état à esclaves qui entrerait dans l’Union ; l’esclavage, acculé à la mer, se trouverait enfermé dans le cercle infranchissable des états libres, car les planteurs de l’Arkansas avaient atteint le pied des Montagnes-Rocheuses et la frontière mexicaine. Le nord au contraire venait de donner naissance au Michigan ; le jour était proche où l’Iowa et le Wisconsin devaient prendre également rang d’états, et de vastes espaces s’étendaient encore devant les pionniers le long de la frontière canadienne. Un petit nombre d’années suffiraient donc pour établir sans retour la suprématie du nord.

La défaveur qui entourait l’abolitionisme s’explique aisément, et par l’irritation que sa propagande entretenait dans les états du sud, et par les périls qu’il créait ainsi à l’Union. Les deux grands partis qui disposaient des destinées de la confédération se recrutaient également au nord et au sud, et tous deux devaient être animés d’une égale hostilité contre une opinion qui, faisant bon marché des dissidences politiques, jetait dans leur sein des germes féconds de division. Ajoutons que l’abolitionisme était taxé à la fois d’injustice et d’inopportunité. La confédération américaine avait déjà, ou peu s’en faut, la même étendue qu’aujourd’hui, et les services des bateaux à vapeur, les lignes des chemins de fer qui relient actuellement entre elles toutes les parties de cet immense territoire n’existaient point encore : les communications entre le sud et le nord étaient peu rapides et peu fréquentes ; les journaux d’un état ne pénétraient la mais dans l’état voisin. Aussi les deux grandes fractions de la société américaine s’ignoraient-elles complètement ; les hommes du nord n’avaient aucune idée ni de l’extension qu’avait prise l’esclavage, ni du caractère qu’il avait revêtu, ni des moyens inhumains par lesquels il se consolidait et se perpétuait. Les abolitionistes étaient accusés de calomnies par leurs concitoyens, et quelques-uns d’entre eux contribuaient à fortifier cette opinion par des intempérances de langage comme par les excès d’un zèle imprudent.

Pour que l’opinion pût être éclairée sur les dangers que l’esclavage préparait à la patrie commune, il aurait fallu que les chefs de partis, les hommes éminens dont la nation était habituée à écouter la voix, partageassent les inquiétudes des abolitionistes et se fissent