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sur son ouvrage. Je continuai à suivre tous ses mouvemens : je crus remarquer qu’elle éprouvait un certain malaise ; un sourire triste agitait parfois ses lèvres. Priemkof s’éloigna. Elle releva tout à coup la tête et me demanda sans baisser la voix : — Que comptez-vous faire maintenant ?

Cette question me troubla ; je répondis précipitamment et d’une voix étouffée que je me proposais d’agir en homme d’honneur, que j’allais m’éloigner, — et cela, ajoutai-je, m’est commandé par la conscience, car je vous aime, Vera Nikolaïevna ; vous devez le savoir depuis longtemps. Elle se courba de nouveau sur son canevas et resta pensive.

— Il faut que j’aie une explication avec vous, me dit-elle ; venez ce soir après le thé dans notre petit pavillon, vous savez, où vous m’avez lu Faust.

Elle parlait si distinctement que je ne comprends pas comment Priemkof, qui entrait en ce moment dans la chambre ne l’entendit pas. Le reste de la journée me parut d’une longueur insupportable. Vera promenait par momens ses regards autour d’elle, et semblait se dire : — Suis-je bien éveillée ? — Mais on pouvait lire aussi sur sa figure une résolution bien arrêtée ! Et moi… moi, je cherchais vainement à me remettre. Vera m’aime ! Je retournais sans cesse ses paroles dans ma tête ; mais je ne les comprenais pas… je ne me comprenais pas moi-même, et sa conduite me paraissait encore plus incompréhensible. Je ne pouvais croire à un bonheur si inattendu… ; je cherchais à me rappeler le passé, et comme elle, je parlais, j’agissais sans en avoir conscience. Après le thé, au moment où je songeais à m’échapper de la maison, elle nous dit qu’elle voulait aller faire un tour de promenade et me pria de l’accompagner. Je me levai, et ayant pris mon chapeau, je la suivis d’un pas mal assuré. Je n’osais lui parler, j’étais oppresse, j’attendais qu’elle prit la parole et s’ouvrît à moi ; mais elle continuait à se taire. C’est ainsi que nous arrivâmes au kiosque ; nous l’entrâmes, mais là, je ne sais comment cela se fit, une puissance invisible m’attira vers elle, et la poussa dans mes bras. Les dernières lueurs du jour éclairaient sa tête, mollement rejetée en arrière ; un sourire d’ineffable langueur s’épanouis sait sur ses lèvres, j’y déposai un baiser ; elle y répondit…

Ce fut l’unique baiser que nous devions nous donner. Vera s’arracha tout à coup de mes bras, les yeux égarés, les traits bouleversés par l’effroi… — Retournez-vous, me cria-t-elle d’une voix tremblante. Voyez…

Je me retournai.

— Je ne vois rien, lui répondis-je. Et vous ? qu’avez-vous vu ?

— Maintenant je ne vois plus rien ; mais j’ai vu !… Elle parlait avec peine ; sa poitrine était haletante.