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jour. Ces idoles-là, on les brise sans beaucoup d’effort… Je commence à comprendre maintenant tout l’amour qu’une femme peut inspirer ; je rougis de l’avouer, mais c’est ainsi. Oui, j’en rougis… L’amour n’est après tout que de l’égoïsme, et à mon âge l’égoïsme est impardonnable ; il n’est plus permis à trente-sept ans de ne vivre que pour soi ; il faut se rendre utile, marcher vers un but, remplir un devoir, participer à une œuvre quelconque. C’est ce que j ! avais entrepris… Et tout s’est écroulé au premier coup de vent ! Je suis là, regardant devant moi sans y rien comprendre ; un voile noir couvre mes yeux ; mon cœur est oppressé, et je frémis. Comment cela finira-t-il ? Jusqu’à présent, c’était loin d’elle que l’ennui et le désespoir me torturaient ; sa présence calmait ces tourmens à l’instant même… Aujourd’hui elle n’a plus ce pouvoir. Voilà ce qui m’inquiète. O mon ami, combien il est pénible d’avoir à rougir de ses larmes et d’être obligé de les cacher ! .. La jeunesse seule a le droit de pleurer.

Il me serait impossible de relire cette lettre ; je l’ai écrite malgré moi ; elle m’a échappé comme un sanglot. Je ne puis rien l’ajouter, je n’ai rien à te confier… Patience ; je reviendrai à moi, j’essaierai de dompter mon cœur, et alors tu reconnaîtras ton vieil ami. Aujourd’hui ce n’est pas un homme qui te parle, c’est un enfant.


LETTRE HUITIEME
Le même au même

M…, 8 septembre 1850.

Mon cher Semène Nikolaïeyitch,

Tu as pris ma dernière lettre beaucoup trop à cœur. Ne sais-tu point que j’ai de tout temps été porté à exagérer les impressions que j’éprouve ? C’est chez moi tout à fait involontaire ; j’ai une nature féminine. Cela se passera, je l’espère, avec le temps ; mais jusqu’à présent, je l’avoue à ma honte, je n’ai pu m’en corriger. Tranquillise-toi donc au plus vite. Je ne nierai point que Vera n’ait fait sur moi une vive impression ; mais ce que je puis te certifier, c’est que dans tout cela il n’y a rien d’extraordinaire. Il serait fort inutile que tu vinsses me rejoindre : franchir ainsi sans aucune raison plus de mille verstes, cela me paraît un acte de folie ; mais je ne t’en suis pas moins fort reconnaissant, c’est une nouvelle preuve d’amitié que tu viens de me donner, et je ne l’oublierai de ma vie. Ton arrivée ici est d’autant moins nécessaire que je me propose de partir prochainement pour Pétersbourg. Lorsque je serai assis sur ton divan ; je te conterai une foule de choses que je ne me sens point disposé à te confier maintenant, dans la crainte de me laisser entraîner de nouveau