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exotiques ; j’étais dans une île, sur le rivage de laquelle s’élevait une maison de marbre. La fenêtre était ouverte, une musique ravissante se faisait entendre. D’où venait-elle ? Je n’en sais rien ; les chambres étaient pleines d’arbrisseaux au feuillage d’un vert foncé, la lueur d’une lampe à demi voilée éclairait cet intérieur. Sur l’appui de l’une des fenêtres était étalé un lourd manteau de soie brodé d’or, et dont un des pans touchait l’eau ; deux personnages, lui et elle, étaient accoudés sur ce manteau, et leurs regards se dirigeaient sur Venise, qui s’élevait dans le lointain. Tous ces détails, je les voyais aussi distinctement que s’ils eussent été réellement sous mes yeux. Elle écouta attentivement mes folies, et m’affirma qu’il lui arrivait aussi de se livrer à des rêveries, mais d’un tout autre genre. Ce sont tantôt les déserts de l’Afrique qui se déroulent à ses yeux, et elle les parcourt avec un voyageur, tantôt elle se croit à la recherche de Franklin au milieu des glaces, et elle supporte alors toutes les privations, toutes les misères de cette pénible expédition…

— Tu as trop lu de voyages, lui dit son mari.

— Peut-être bien, lui répondit-elle ; mais quand il s’agit de rêves, pourquoi rêver à l’impossible ?

— En vérité ? lui dis-je, ce pauvre impossible est donc bien coupable à vos yeux ?

— Je me suis mal exprimée, reprit-elle. Je voulais dire qu’il me paraissait tout à fait ridicule de se prendre soi-même pour sujet de ses rêveries, de songer à son bonheur. Cela me semble fort inutile ; le bonheur n’existe pas ; pourquoi le chercher ? Il en est du bonheur comme de la santé ; lorsqu’on n’y pense pas, c’est qu’on le possède.

Ces paroles me surprirent. Cette femme est une noble créature ; oui, n’en doute pas… La conversation changea, et de Venise nous passâmes aux Italiennes. Priemkof sortit ; nous restâmes seuls.

— Il coule du sang italien dans vos veines, lui dis-je à ce propos.

— Oui, me répondit-elle. Voulez-vous que je vous montre le portrait de ma grand’mère ?

— Certainement, lui dis-je ; je le verrai avec plaisir.

Elle entra dans son cabinet et en ressortit bientôt avec un médaillon en or et assez grand. Lorsqu’elle l’eut ouvert, j’y aperçus une délicieuse miniature qui représentait le père de Mme Eltsof et sa femme, la paysanne d’Albano. Je fus frappé de la ressemblance qui existait entre la mère de Vera et l’homme que représentait ce portrait. Seulement la poudre qu’il portait donnait à sa figure plus de dureté : il avait les traits plus marqués et plus fins, et une opiniâtreté sournoise éclatait dans ses petits yeux jaunâtres ; mais l’Italienne était ravissante. Elle était voluptueuse et épanouie comme une rose, avec de grands yeux noirs mourans et le sourire du bon heur sur ses lèvres vermeilles. On eût dit que ses narines minces et