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mon paletot ; elle le jeta sur ses épaules. Nous gagnâmes le point le plus rapproché du bord, et retournâmes à pied à la maison. Je lui donnai le bras ; j’avais besoin de lui parler, mais je me taisais. Cependant je crois lui avoir demandé pourquoi, lorsqu’elle est à la maison, elle se tient toujours sous le portrait de Mme Eltsof, comme un poussin sous l’aile de sa mère. — Votre comparaison est bien juste, me dit-elle, et j’aurais souhaité rester toute ma vie sous sa protection. — Comment ! lui répondis-je, vous n’aimeriez pas vivre en liberté ? — Elle garda le silence.

Je ne sais vraiment pourquoi je t’ai racontée, cette promenade.

Peut-être ai-je été conduit à le faire parce qu’elle restera dans ma mémoire comme un des plus doux instans de mon séjour ici, quoique par le fait elle soit sans aucune importance. Je me sentais si heureux, que plus d’une fois des larmes, oui, des larmes de bonheur mouillèrent mes yeux.

À propos, figure-toi que le lendemain, en passant devant le bosquet, j’entendis tout à coup une voix douce et sonore, une voix de femme qui chantait : Jouissez de la vie. Je jetai les yeux de ce côté ; c’était Vera. — Brava ! lui criai-je, je ne savais pas que vous aviez une si belle voix. — Ce compliment la fit rougir, et elle se tut. Plaisanterie à part, je t’assure qu’elle a un soprano très remarquable, et cela probablement sans l’avoir jamais soupçonné. Combien d’autres richesses elle doit encore posséder en secret ! Mais elle ne se connaît point elle-même. Dis-le-moi, penses-tu qu’il y ait beaucoup de femmes comme elle au temps où nous vivons ?


12 août.

Nous avons eu hier une conversation fort singulière. Nous parlions des apparitions, et, à ma grande surprise, je découvris qu’elle y croyait ; elle prétend avoir de bonnes raisons pour cela. Priemkof, qui était là aussi, baissa les yeux, et fit un mouvement de tête, comme pour confirmer les paroles de sa femme. J’avais commencé à la questionner ; mais je crus remarquer que ce sujet lui était pénible. Nous nous mîmes à parler de l’imagination, de sa puissance. Je lui contai à ce propos que, dans ma jeunesse, j’avais beaucoup médité sur le bonheur (comme tous ceux qui ne connaissent point la vie, ou qui ne sont point faits pour la connaître), et que je souhaitais alors, entre autres choses, de passer quelque temps à Venise, avec une femme aimée. À force d’y penser jour et nuit, j’avais fini par composer dans ma tête un tableau que je pouvais évoquer à volonté ; il me suffisait pour cela de fermer les yeux. Voici les détails de la scène : il faisait nuit, la lune versait des flots de lumière d’une blancheur transparente, l’air était embaumé… Et quels végétaux l’embaumaient ainsi ? Ne crois point que ce fussent des orangers. Non, c’étaient des plantes