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L’Allemand et moi nous prîmes les avirons ; mais nous les quittâmes bientôt pour déployer la voile, et le bateau s’avança en coupant l’eau murmurante, qui nous cédait le passage en dessinant derrière nous de larges ondulations d’écume. Elle s’était placée au gouvernail et se mit à diriger le bateau ; un mouchoir couvrait sa tête, et les boucles de cheveux qui s’en échappaient s’agitaient doucement dans les airs. Sa main, qu’elle avait posée sur le gouvernail, dirigeait le bateau avec adresse. Elle riait lorsque le vent lui jetait quelques gouttes d’eau à la figure. Je me tenais accroupi prés d’elle au fond du bateau ; l’Allemand prit sa pipe, alluma son kanaster, et se mit à chanter d’une voix de basse assez agréable. Il entonna d’abord l’ancienne chanson allemande : Jouissez de la vie, puis un air de la Flûte enchantée, puis encore une romance qui a pour titre l’Alphabet de l’amour, — das A B C der Liebe. On y passe successivement d’une lettre à l’autre, en l’ajoutant, bien entendu, toute sorte de sentences plus ou moins plaisantes, et elle se termine par le vers suivant : « Faites un knicks (révérence). » Il chanta ce couplet avec sensibilité ; mais, en prononçant le mot knicks, il cligna amoureusement l’œil gauche d’une façon si plaisante, que Vera se mit à rire et le menaça du doigt… — Oh ! oui ! s’écria Schimmel d’un air important, dans mon temps j’en valais bien un autre ! — Et, vidant sa pipe sur la paume de sa main, il fourra ses doigts dans sa blague. — Lors que j’étais étudiant, ajouta-t-il, oh ! oh !… L’honnête Allemand n’en dit pas plus long, et replaça sa pipe dans le coin de sa bouche en vrai crâne. Vera le pria de chanter une chanson d’étudiant ; il entonna Knaster den Gelben, mais sembla embarrassé en disant le dernier couplet : il craignait de s’être trop émancipé.

Le vent avait augmenté, les vagues étaient devenues plus fortes, et le bateau s’inclinait ; les hirondelles passaient tout près de nous en rasant l’eau. Tout à coup le vent tourna ; nous n’eûmes pas le temps de virer de bord ; une vague vint se briser contre le bateau et s’y répandit. L’Allemand continua son rôle de crâne ; il m’arracha la corde des mains, fit jouer la voile ; et me dit : — Voilà comment on fait à Cuxhaven. — Je pense que Vera eut peur, car elle pâlit ; mais elle resta silencieuse suivant son habitude, ramassa les plis de sa robe, et posa les pieds sur une des traverses du bateau. Je me rappelai en ce moment un passage de Goethe (il me poursuit depuis quelque temps)… Tu sais bien : « des milliers d’étoiles chancelantes brillent sur les flots. » Lorsque je fus arrivé à ce vers : « mes yeux, pourquoi vous baissez-vous ? » elle releva lentement les siens (j’étais assis au-dessous d’elle, et ses regards tombaient naturellement sur moi), et se mit à regarder au loin en baissant un peu la paupière à cause du vent qui soufflait toujours avec force… En ce moment, quelques gouttes de pluie sautillaient sur l’eau, et je lui proposai