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n’en est point ainsi de Vera ; non, elle ne relève que d’elle-même. Jamais elle n’accepte de confiance une opinion quelconque ; les autorités n’ont aucune valeur à ses yeux ; elle n’aime pas à contredire, mais ne se soumet point. Il nous est arrivé plus d’une fois de raisonner sur Faust, et, chose étrange, elle ne me parle jamais de Gretchen ; elle se borne à écouter ce que je lui dis. Quant à Méphistophélès, il lui fait peur, non point en sa qualité de diable, mais par « certain côté qui peut se rencontrer, chez tous les hommes. » Ce sont ses propres paroles. Je m’étais mis en devoir de lui expliquer que l’on donnait à ce côté particulier le nom de réflexion ; mais elle ne comprend pas ce mot dans le sens qu’il a en allemand. Elle ne connaît que l’acception qu’on lui donne en français, et elle trouve l’opération qu’il exprime fort raisonnable. La nature de nos relations est vraiment fort étrange ! Je puis dire qu’à certains égards j’exerce sur elle une grande autorité : je complète son éducation ; mais de mon côté, et sans qu’elle le sache, je subis son influence, et c’est une influence qui m’est très salutaire. Ainsi je lui dois d’avoir découvert depuis peu, dans plusieurs compositions poétiques très célèbres, une foule de passages dont la beauté est purement de convention. Tout ce qui n’excite point son admiration me devient aussitôt suspect. Mon intelligence a déjà beaucoup gagné ; elle est devenue plus clairvoyante. Il est impossible de se trouver habituellement en rapport avec elle sans changer.

Qu’en résultera-t-il ? me demanderas-tu sans doute. À te dire vrai, je pense qu’il n’en résultera absolument rien. Je passerai fort agréablement le temps jusqu’au mois de septembre, et me mettrai en route. Pendant les premiers mois qui suivront notre séparation, les jours me paraîtront vides et ennuyeux, mais je m’y ferai. Je sais fort bien qu’entre un homme et une jeune femme toute espèce de rapport est chose dangereuse et se transforme insensiblement en relations d’un tout autre genre… C’est pourquoi j’aurai le courage de m’arracher d’ici ; cependant nous vivons l’un près de l’autre dans la plus parfaite tranquillité. Une fois seulement nous nous sommes trouvés dans une situation singulière. Je ne sais comment et à propos de quoi, nous lisions Oneguine[1], si je ne me trompe, et je lui baisai la main. Ce mouvement la fit un peu reculer, elle me regarda (jamais je n’ai encore rencontré de femme dont le regard approche du sien ; il est à la fois réfléchi, attentif et sévère…), une rougeur subite colora ses joues, elle se leva et s’éloigna. Ce jour-là, il ne me fut plus donné de me trouver seul avec elle. Au lieu de m’aborder comme de coutume, elle passa le temps à jouer aux cartes avec son

  1. Roman, de Pouchkine.