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d’un enfant se firent entendre, et Natacha entra dans le bosquet. Vera Nikolaïevna se redressa, se leva, et, à mon grand étonnement, elle se mit à embrasser sa fille avec une tendresse convulsive… C’était tout à fait contraire à ses habitudes. Bientôt après parut Priemkof. Quant au méthodique Schimmel, ce vieil enfant, il était parti dès le matin pour donner dans le voisinage je ne sais quelle leçon. Nous rentrâmes pour prendre le thé.

En voilà assez ; je commence à me sentir fatigué. Tout cela doit te sembler bien confus et assez ridicule. C’est que moi-même j’avoue que je m’y perds un peu… Je ne sais ce qui se passe en moi, mais je ne me reconnais plus. Il me semble que je vois continuellement une petite chambre aux murs dégarnis, une lampe, une porte ouverte qui laisse pénétrer par momens l’air frais et embaumé d’une belle nuit, et plus loin, près de la porte, une jeune femme attentive, une robe blanche aux plis légers… Tu comprends maintenant pourquoi j’avais eu l’idée de l’épouser. Il paraît qu’avant mon voyage à Berlin j’étais beaucoup moins bête que je ne le croyais. Oui, Semène Nikolaïevitch, ton ami se trouve dans une singulière disposition d’esprit. Je sais bien que tout cela se passera. — Et dans le cas contraire ? — Eh bien ! cela ne passera pas, et voilà tout. Quoi qu’il arrive, je suis content de moi ; d’abord cette soirée de lecture a été tout à fait extraordinaire ; en second lieu, si j’ai réveillé cette âme endormie, je n’y vois point de mal, et personne ne me le reprochera. La vieille Eltsof est clouée au mur ; elle sera bien obligée de se taire. D’ailleurs elle-même…, toutes les circonstances de sa vie ne me sont point connues ; je sais seulement qu’elle a fui le toit de son père. On voit bien que du sang italien coulait dans ses veines. Elle prétendait garantir sa fille ; c’est ce que nous verrons.

Je dépose la plume. Quant à toi, impitoyable persifleur, pense de tout cela ce que tu veux, mais ne t’avise point, je te prié, de m’en railler dans tes lettres. Notre amitié ne date point d’hier, et nous nous devons des ménagemens. Adieu.


LETTRE CINQUIEME
Le même au même

M…, 26 juillet 1850.

J’ai été longtemps sans t’écrire, mon cher Semène Nikolaïevitch, plus d’un mois, à ce qu’il me semble. Je n’avais rien à t’apprendre, et je suis plus paresseux que jamais. Pour être franc, je te confierai que je n’ai guère songé à toi. Sais-tu bien que les suppositions auxquelles tu te livres à mon sujet, dans ta dernière lettre sont tout à fait fausses ou du moins peu fondées ? Tu t’imagines que