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— Eh bien ! moi, je me charge de vous la présenter. Votre mère ne vous a sans doute point prescrit de ne jamais ouvrir un volume dont le sujet relève du sentiment ou de l’imagination ?

— Non certes ; lorsque je me mariai, ma mère me laissa entièrement libre, mais je n’ai jamais pensé à lire un… comment nommez-vous cela ?… enfin, n’importe,… un roman.

Je l’écoutais avec une surprise croissante ; jamais je ne me serais imaginé pareille chose. Elle continuait à me regarder avec son calme habituel ; c’est ainsi que regardent les oiseaux quand ils n’ont pas peur.

— Je vous apporterai un livre, m’écriai-je, et en parlant ainsi je songeais au Faust que je venais de retrouver.

Au lieu de me répondre, Vera Nikolaïevna soupira doucement. Puis, reprenant la parole : — Un livre ! me dit-elle un peu émue, pourvu qu’il ne soit pas de George Sand !

— Ah ! vous avez donc entendu parler de George Sand ? Eh bien ! quand ce serait un de ses ouvrages, je n’y vois pas grand mal ; mais non, rassurez-vous : le livre que je vous apporterai n’est pas d’elle. Vous n’avez pas oublié l’allemand ?

— Non ; je le comprends encore fort bien.

— Elle le parle comme un Allemand, ajouta Priemkof.

— A merveille ! Je vous apporterai… Non, je ne vous dirai pas le titre de cette œuvre admirable.

— Bien ! nous verrons cela. En attendant, passons dans le jardin ; Natacha est impatiente d’y courir.

Cela dit, elle mit un chapeau de paille rond, vrai chapeau d’enfant, tout à fait semblable à celui de sa fille, si ce n’est qu’il était plus grand, et nous partîmes. Je me tenais à côté d’elle. Lorsque nous fûmes en plein air, à l’ombre des tilleuls, ses traits me parurent encore plus agréables, surtout dans les momens où, se retournant un peu elle rejetait la tête en arrière pour pouvoir me regarder de dessous son chapeau. Si ce n’avait été Priemkof, qui nous suivait, et sa fille, que je voyais sautiller devant nous, j’aurais vraiment cru qu’au lieu de trente-six ans, j’en avais vingt-quatre, comme à l’époque où je me préparais à partir pour Berlin, et cela d’autant mieux que le jardin dans lequel nous nous promenions me rappelait singulièrement celui de la terre de Mme Eltsof. Il me fut impossible de ne point confier cette pensée à ma compagne.

— Tout le monde affirme, me répondit-elle, que j’ai peu changé. Cela est vrai, surtout pour mes goûts et mon caractère en général.

Nous nous trouvions devant un petit kiosque dans le goût chinois. Nous y entrâmes, et je me mis à l’examiner.

— Savez-vous à quoi je pense ? lui dis-je ; lorsque je reviendrai vous voir, il faudra faire apporter ici une table et quelques chaises.