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page, » elle pouvait être certaine que sa fille se conformerait à cet ordre, au risque même de sauter la page précédente ; mais Mme Eltsof avait aussi comme une autre des idées fixes dont elle ne démordait pas. C’est ainsi, par exemple, qu’elle redoutait comme le feu tout ce qui pouvait agir sur l’imagination. Il en résultait qu’arrivée à l’âge de dix-sept ans, sa fille n’avait encore lu aucun roman, aucune pièce de vers ; en revanche, elle était d’une telle force en géographie, en histoire, et même en histoire naturelle, qu’elle pouvait m’en remontrer, à moi qui sortais fraîchement de l’université, et comme tu le sais après l’avoir obtenu quelques succès. Un jour je résolus d’entreprendre Mme Eltsof sur ce système d’éducation ; ce n’était pas facile, car elle était ordinairement assez taciturne. Elle se borna d’abord à hocher la tête.

— Vous prétendez, me dit-elle enfin, que la lecture des œuvres d’imagination est à la fois agréable et instructive… Je pense, moi, qu’il faut choisir dans la vie entre l’utile et l’agréable, et, le choix fait, ne plus revenir sur sa décision. Comme vous, j’ai cru jadis que ces deux directions pouvaient être réunies ; mais je reconnus bientôt que cela nous conduisait à notre perte ou à notre déshonneur.

Je le répète, cette femme était une étrange créature : elle était honnête, fière, et joignait à ces qualités le fanatisme et des préjugés qui lui étaient particuliers. — « Je crains la vie, » me dit-elle un jour, et cela était vrai ; elle redoutait effectivement les forces mystérieuses qui composent le fond de la vie, et qui parfois se font jour inopinément. Malheur à celui sur lequel elles se déchaînent ainsi ! Mme Eltsof le savait par expérience ; rappelle-toi comment elle avait perdu sa mère, son mari et son père… Toutes ces catastrophes étaient bien propres en effet à saisir un esprit encore plus ferme que le sien. Je ne l’ai jamais vue sourire. On eût dit qu’elle avait fermé son cœur à double tour et en avait jeté la clé au fond de l’eau. Il ne lui avait pas été donné probablement de trouver à partager les douleurs qui l’avaient atteinte. De la cette concentration que je remarquais en elle ; c’est au point qu’elle contenait même l’affection que lui inspirait sa fille. Jamais elle ne l’embrassa devant moi ; jamais elle ne l’appelait autrement que — Vera — tout court.

Peu de personnes venaient la voir ; pour moi, j’y allais souvent. Je remarquai qu’elle ne me voyait pas sans satisfaction, et Vera Nikolaïevna me plaisait beaucoup. Nous causions ensemble, nous faisions des promenades… Sa mère ne nous gênait en rien ; Vera Nikolaïevna n’aimait point à se trouver éloignée d’elle, et moi-même je n’éprouvais point le désir de me trouver seul avec Vera. Il lui arrivait souvent de penser à haute voix, et pendant la nuit il paraît qu’elle parlait souvent très distinctement en rêve de tout ce qui l’avait frappée dans