aussi, sans prendre trop d’embonpoint, il est vrai, mais il est devenu un peu grognon. Quant à ses talens culinaires, ils n’ont point varié : il excelle toujours dans la préparation des plats du pays, et ne manque pas de griller les rôtis au point de les changer en morceaux de carton. Mais il est temps de finir. Adieu.
M…, 12 juin 1850.
J’ai à te communiquer une nouvelle assez importante, mon cher ami. Écoute-moi attentivement. Hier il me prit fantaisie d’aller faire un tour de promenade avant le dîner, mais non point dans le jardin ; je pris la route qui conduit en ville. J’aime à marcher rapidement, mais sans but, sur une grande route qui se déroule à perte de vue. Il semble que l’on se hâte ainsi pour remplir quelque devoir important, Mais j’entends le bruit d’une calèche qui vient à ma rencontre. Ne serait-ce point une visite qui m’arrive ? pensai-je avec effroi. Non ; le jeune homme à moustaches qui est assis dans cet équipage m’est tout à fait inconnu. Cela me tranquillise. Tout à coup, en passant près de moi, ce personnage se retourne, donne ordre au cocher d’arrêter, soulève poliment sa casquette et prononce mon nom. Je me mets alors à le regarder ; cette figure à moustaches ne m’était pas tout à fait inconnue.
— Vous ne me reconnaissez pas ? dit-il en sautant à bas de sa calèche.
— Mon Dieu ! j’avoue…
— Et moi je vous ai reconnu à l’instant même.
Quelques mots d’explication mirent fin à mon embarras. J’avais devant moi Priemkof, tu t’en souviens, notre ancien camarade à l’université. « Qu’y a-t-il la de si extraordinaire ? diras-tu sans doute, mon cher Semène Nikolaïevitch. Priemkof était, si j’ai bonne mémoire, un garçon assez nul, quoiqu’il ne fût ni méchant ni complètement borné. » Tout cela est vrai, mon cher ami, mais la suite de notre conversation te fera peut-être changer d’avis.
— J’ai appris avec bonheur, continua Priemkof, que vous étiez venu vous fixer dans notre voisinage, et je vous prie de croire que je ne suis point le seul à m’en féliciter.
— Permettez-moi de vous demander le nom de la personne qui veut bien…
— C’est ma femme.
— Votre femme ?
— Mais oui ; c’est une de vos anciennes connaissances.