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une chaise en agitant la main. Le vieux Terenti est mieux conservé r il se tient encore aussi raide qu’autrefois et marche toujours les pieds en dehors, il porte le même pantalon de nankin et les mêmes souliers en cuir de chèvre dont la forme bizarre et le cri te causaient un tel étonnement ; mais hélas ! ses jambes grêles semblent perdues maintenant au milieu des plis de ce pantalon, et comme ses cheveux ont blanchi ! Lorsqu’il ouvrait la bouche pour me parler et pour donner des ordres dans la pièce voisine, le son de sa voix était à la fois attristant et comique. En revanche, le jardin est considérablement embelli ; les acacias, les chèvrefeuilles (tu te souviens que nous en avions planté) sont maintenant devenus de magnifiques arbrisseaux ; quant aux allées de tilleuls, tu ne les reconnaîtrais plus. Sous leurs voûtes d’un vert sombre, je respire avec délices un air empreint des plus suaves émanations, et j’aime à voir les rayons du soleil, se jouant à travers leur feuillage, tracer de bizarres dessins sur le sol noir que je n’ai pas fait sabler. Mon chêne favori est maintenant d’une taille respectable ; j’ai passé plus d’une heure hier, en plein jour, sur un banc qu’il couvre de son ombre. Je me sentais heureux. Une herbe touffue étalait gaiement autour de moi des milliers de fleurs épanouies ; une lumière dorée communiquait à l’ombre même une sorte de transparence. Et le chant des oiseaux ! tu n’as pas oublié, j’espère, que je l’adore ; j’ai passé quelques momens de muette extase à écouter leur mélodieux concert, depuis le cri lointain du coucou jusqu’aux joyeux coups de sifflet du merle et aux modulations du loriot.

Mais revenons au jardin ; il n’est pas le seul qui ait prospéré. Je rencontre à chaque pas de vigoureux jeunes gens qui ne me rappellent en rien les enfans que j’avais quittés. Tu aurais bien de la peine à reconnaître dans le gaillard que je viens de voir ton favori Timochka, dont la constitution délicate te donnait tant d’inquiétude ; c’est maintenant un robuste garçon aux larges épaules, un véritable Hercule Farnèse. Je l’ai pris à mon service, car mon ancien valet de chambre aimait beaucoup trop à me faire sentir à quel point il avait profité de son séjour dans la capitale. Quant à mes chiens, je n’en ai plus retrouvé un seul : ils sont tous morts. Le pauvre Nefka a vécu plus longtemps que tous les autres, et pourtant il n’a, pas attendu mon retour comme Argos, le fidèle compagnon d’Ulysse, Je me suis établi dans mon ancienne chambre : le soleil y donne en plein, et elle est infestée de mouches ; mais cette odeur qui est particulière aux vieilles maisons ne s’y fait pas sentir. Te l’avouerai-je ? cette odeur acre et pénétrante agit fortement sur mon imagination ; elle ne me paraît point désagréable ; elle m’attriste et me jette dans une sorte de langueur indéfinissable. Comme toi, j’aime les