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« Trinity-College, Cambridge, 18 mai 1669.

« Monsieur, depuis que votre lettre m’a permis de vous dire librement ma pensée sur ce qui peut vous être utile dans votre voyage, je me sens plus à l’aise pour vous donner mes conseils. Je poserai d’abord quelques règles générales, que sans doute vous connaissez déjà pour la plupart ; mais si l’une d’elles vous est nouvelle, elle fera passer le reste ; si aucune, je serai plus puni de vous avoir écrit que vous de m’avoir lu.

« Lorsque vous serez dans une société nouvelle pour vous, 1° observez les caractères. 2° Réglez votre conduite et vos opinions en conséquence, et de cette façon vous aurez avec eux des communications plus libres. 3° Soyez plus questionneur qu’affirmatif, et interrogez sans discuter, car vous voyagez pour vous instruire, et non pour enseigner. En même temps vous persuaderez à vos interlocuteurs que vous avez pour eux une plus grande estime, et vous les disposerez davantage à vous communiquer ce qu’ils savent, car rien n’amène plus vite le manque d’égards et les querelles que le ton péremptoire. Vous trouverez peu ou point d’avantages à paraître plus sage ou moins ignorant que votre société. 4° Ne critiquez jamais une chose, si mauvaise qu’elle soit, ou du moins faites-le modérément, de crainte d’être obligé inopinément à quelque rétractation désagréable. Il est plus prudent de louer une chose au-delà de sa valeur que de la blâmer autant qu’elle le mérite, car les louanges trouvent souvent moins d’opposition ou du moins ne sont pas aussi généralement mal prises par les personnes qui ne pensent pas comme vous que les critiques, et jamais vous n’obtiendrez plus vite la faveur des gens qu’en paraissant approuver et recommander ce qu’ils aiment. Prenez garde seulement de le faire par voie de comparaison. 5° Si vous êtes insulté, il vaut mieux en pays étranger passer l’injure sous silence et la prendre en plaisanterie, même aux dépens du point d’honneur, que de chercher à se venger, car dans le premier cas votre réputation n’aura rien perdu en Angleterre quand vous y reviendrez, ou que vous irez dans une autre société qui n’aura jamais entendu parler de la querelle ; mais dans le second vous pourrez porter des marques de la dispute tant que vous vivrez, si même vous en sortez vivant…

« À ces remarques, je puis ajouter quelques sujets de recherches ou d’observations qui me viennent en ce moment à l’esprit. Par exemple, observez : 1° la politique, la richesse, les affaires publiques de chaque nation, au tant que le peut un voyageur solitaire ; 2° leurs impositions sur toute espèce de personnes, de trafics ou de denrées ; 3° leurs lois et leurs usages qui diffèrent des nôtres ; 4° leur commerce et leurs arts, en quoi ils sont supérieurs ou inférieurs à l’Angleterre ; 5° leurs fortifications qui se trouveront sur votre chemin, leur nature, leur force, leurs avantages pour la défense, et toutes les choses militaires qui en vaudraient la peine ; 6° le pouvoir et le respect qu’on accorde aux nobles et aux magistrats des divers rangs. 7° Ce ne sera pas un temps mal employé que de faire un catalogue des noms et des qualités des hommes les plus distingués d’un pays par la sagesse, l’instruction ou l’estime publique. 8° Observez les vaisseaux) la manière de les construire et de les diriger. 9° Observez les produits naturels de chaque endroit,