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Que de scènes, que de paysages, que de portraits inspirés par cette unique pensée et développés avec une variété incomparable ! On ne tient compte ordinairement que d’un petit nombre d’épisodes empruntés à l’Enfer, grave erreur dont Thomas Carlyle a fait justice. L’intérêt de ces visions ardentes, l’intérêt du Purgatoire et du Paradis, aussi bien que de l’Enfer, c’est la passion du poète qui l’éclate sous maintes formes ; Il y a là une âme qui souffre, qui prie, qui jette des éclairs. Ne la perdons pas de vue, et nous comprendrons mieux la sublimité de ses conceptions. Satires impitoyables et mystiques ravissemens, tout prend alors une signification plus précise. L’harmonie de son œuvre, retrouvée par la critique, donne une valeur inattendue à toutes les parties qui la composent.

Mais ne nous trompons-nous pas ? Dante est-il bien le poète de l’empire et de l’église ? Son poème est-il bien l’expression des rêves du moyen âge ? Cet homme dont nous admirons la franchise, quelqu’un l’a accusé d’un perpétuel mensonge. Déjà l’exilé Rossetti avait crû découvrir dans ses tercets tout un système d’allégories dirigées contre le catholicisme[1]. Rossetti, égaré par la passion, considérait Alighieri comme un des précurseurs de la réforme. C’est bien mieux aujourd’hui ; Dante est un franc-maçon. Il parle un langage intelligible seulement aux initiés. Vous avez cru lire l’œuvre d’un chrétien hardi qui juge les papes et les cardinaux, les empereurs et les peuples au nom de la loi du Christ ; vous êtes tombés en extase devant le manuel de la franc-maçonnerie au XIVe siècle. En face de l’église du Christ s’agite dans l’ombre une église hérétique, manichéenne, à la fois mystique et sensuelle, la monstrueuse église des Albigeois ; Dante, qui couche Frédéric II dans le cimetière infect des hérétiques, Dante est pasteur de l’église albigeoise dans la ville de Florence. Vous demanderez les preuves de cette accusation ; l’auteur de ce beau système a un procédé bien simple : il ne prouve pas, il affirme. Assis sur un tribunal infaillible, il fait des révélations et prononce des oracles. Pour apprécier Dante, il a lu tous les livres de franc-maçonnerie, et, préparé de la sorte, il retrouve à chaque vers les diableries dont il a meublé sa cervelle. Virgile dit : « Je suis Lombard. » O impudence ! le Virgile dantesque proclame lui-même ses accointances avec les Albigeois de la Lombardie : Habemus confitentem reum. Toutes les argumentations sont de cette force. Est-ce une gageure ? est-ce une bouffonnerie ? Non, la chose est sérieuse. M. Aroux a fait beaucoup de recherches sur la littérature italienne ; mais sa monomanie le suit partout, et ce qu’il a lu, Il l’a lu de travers.

  1. Rossetti a été réfuté ici même par M. Delécluze (15 février 1834) et par M. Wilhelm Schlegel (15 août 1836). Il y a été à Rome par un savant jésuite, le père Panciani. Voyez Raggionamento del P. G.-B. Pianciani della compagnia di Gesu contro le disquisizioni del Rossetti sullo spirito della Divina Commedia. Rome 1840.