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c’est l’unité du monde chrétien, le pape gouvernant tous les évêchés de l’église universelle, l’empereur dominant tous les royaumes. Le XIe et le XIIe siècle ont beau nous montrer l’empereur et le pape engagés dans une lutte formidable, il s’agit dans cette lutte de régler les rapports des deux puissances, non pas de supprimer l’une ou l’autre. De là cette merveilleuse communauté de sentimens et d’idées qui est le signe distinctif de ce temps-là. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, il n’y a en Europe qu’une langue et qu’une littérature ; mais ce majestueux édifice, plus idéal que réel, ne pouvait durer. L’esprit humain, en se développant, se trouvait à l’étroit et faisait éclater de toutes parts, comme une fragile enveloppe, les liens de cette unité impossible. De ce fond indistinct appelé la chrétienté, les nations s’élançaient ; chacune d’elles tour à tour s’élevait à la conscience de son être et se créait un idiome. Préparés obscurément dans les siècles qui précèdent, les nationalités et les idiomes modernes apparaissent enfin au XIIIe siècle avec une juvénile énergie ; l’unité spirituelle pourra encore se maintenir quelques siècles, l’unité temporelle est détruite à jamais, et les derniers représentans sérieux du saint-empire, les Hohenstaufen, succombent tragiquement sur l’échafaud de Conradin, frappés par le frère de saint Louis. Quel sera cependant l’ordre nouveau ? Nul n’en sait rien encore. Au milieu d’une société qui s’organise, le désordre et l’incertitude sont tristes, si on les compare à l’unité qui vient de disparaître ; c’est alors qu’on voit des esprits puissans essayer de relever l’édifice. Tel fut le gibelinisme de Dante, bien différent de celui qui s’agitait sous ses yeux dans les républiques italiennes. Les gibelins de son temps, comme les guelfes eux-mêmes, n’étaient qu’une faction intéressée ; Dante voulait construire la cité dont les siècles précédens avaient poursuivi en vain l’idéal.

Mais comment prouver que Dante avait conçu ce système avant d’être chassé de Florence ? Comment prouver que ce fut chez lui un libre développement de sa pensée, et non une théorie vengeresse inspirée par l’outrage ? Un récent travail de M. Charles Witte me paraît décisif sur ce point. On croyait jusqu’ici que le De Monarchia, où le système politique de Dante est complètement exposé, avait été écrit par lui pendant l’exil ; le critique allemand a prouvé[1] que c’est une des premières œuvres de Dante, une œuvre qui appartient à la période de la Vita nuova. Parmi tous les écrits du poète florentin, il en est deux seulement où il ne parle pas de son exil. Dans le Convito, dans le traité de Vulgari eloquentia, dans les trois cantiques de la Divine Comédie, comme dans ces nombreuses lettres politiques

  1. Dans les Blaetter für literarische Unterhaltung, 4 juin 1853.