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une journée entière dans un fossé sur la route de Nyons à Coppet. Leur courage est dignement récompensé; il leur est enfin donné d’entrevoir la moderne Sapho à travers la poussière soulevée par les roues de son carrosse : bonheur précieux que M. de Lamartine célèbre dignement! Cette nouvelle personnification le frappe d’un second respect pour la fécondité intellectuelle de son siècle. Ces dernières paroles, qu’on pourrait trouver étranges, ne m’appartiennent pas : l’arithmétique appliquée à l’admiration est une invention aussi aimable que hardie, que je n’entends pas revendiquer. M. de Lamartine, par ses relations de famille, aurait pu facilement pénétrer dans le salon de Mme de Staël comme dans le salon de Chateaubriand; mais s’il eût employé de tels moyens, toute sa jeunesse se fût décolorée, il serait descendu au rang de personnage prosaïque. Voir Chateaubriand du haut d’un châtaignier, Mme de Staël du fond d’un fossé, à la bonne heure ! voilà qui est poétique. Un homme qui débute ainsi dans la vie se détache vigoureusement sur le fond monotone de notre société; il ne fait rien comme tout le monde, chacun sent qu’il est réservé aux plus grandes choses. Il y a trente-six ans, quand je lisais pour la première fois les Méditations poétiques, je m’étais contenté prosaïquement d’emprunter le livre à un de mes camarades. Si je m’étais caché dans un fossé sur la route que devait suivre M. de Lamartine, si j’avais épié son passage pour lui demander un exemplaire de ses Méditations, qui sait ce que je serais devenu? Il est probable que ma vie tout entière se fût ressentie de ce premier début, la renommée m’aurait témoigné plus d’indulgence; mais je suis demeuré platement dans les conditions prosaïques de la vie ordinaire. Je n’ai guetté ni M. de Lamartine ni Chateaubriand. J’ai lu ce qu’ils ont écrit sans grimper sur les châtaigniers pour les apercevoir, et me voilà Gros-Jean comme devant. Que la jeunesse médite cet enseignement!

La manière dont M. de Lamartine aperçoit lord Byron est plus in- génieuse encore que l’expédition de la Vallée-aux-Loups et la jour- née passée dans un fossé sur la route de Nyons à Coppet. L’orage gronde, la foudre sillonne la nue; l’amant désolé que nous avons connu dans les Pages de la Vingtième année sous le nom de Raphaël s’est réfugié dans une grotte au bord du lac du Bourget, entre un vieux mendiant et un petit berger. La pluie tombe par torrens. Que c’est beau! Tout à coup un cri se fait entendre, un cri de détresse. Une barque paraît sur la cime des vagues écumeuses, une barque armée de quatre vigoureux rameurs. Une rame vient de se briser; l’abîme va les engloutir. Sur l’avant de la barque, Raphaël aperçoit un beau jeune homme, immobile, intrépide et souriant, mais si beau, si beau, que pour voir son pareil il faut s’adresser aux contes de