Ce n’était pas la première fois que Pierre se surprenait dans une semblable disposition d’esprit. Déjà, à plusieurs reprises, il avait senti une sorte de malaise, un embarras, une fatigue dont les effets devenaient de plus en plus profonds à mesure qu’ils étaient plus fréquens. Il en cherchait la cause et ne la trouvait pas. Les amis auxquels il avait parlé de ce malaise avaient haussé les épaules. — Allons souper, disaient ceux-là. — Jouons, disaient ceux-ci. Et il soupait, et il jouait, et il n’était pas guéri. L’écurie et les chevaux non plus n’étaient pas un remède; quant à l’Opéra, où il allait consciencieusement trois fois par semaine, il ne lui apportait aucun soulagement.
Il ne faudrait pas conclure de tout cela que Pierre fût un homme blasé, ou qu’il eût perdu ses illusions; il aimait ce qu’il aimait, le hasard voulait seulement qu’il n’aimât pas ce qu’il faisait. Pour des illusions, il n’en avait jamais eu; il ne connaissait pas la chose, s’il connaissait le mot. Pierre était entré dans la vie par une porte droite, et il n’avait pas donné dans le travers de la mélancolie. L’influence de son frère aîné, qui était un homme d’un grand sens et d’une grande fermeté, avait décidé de son admission à l’école de Saumur malgré l’opposition forcenée d’un oncle, le marquis de Grisolle, qui ne comprenait pas qu’un fils des Villerglé servît le gouvernement de juillet, et voulait que la famille entière se retirât héroïquement dans ses terres. La chose faite, le marquis n’entretint plus qu’un rare commerce de lettres avec sa sœur, la comtesse de Villerglé, et laissa son neveu passer, en qualité de sous-lieutenant, au 4e hussards, alors en garnison à Fontainebleau. Un peu plus tard, le jeune Pierre fut envoyé sur sa demande en Algérie, et il eut bientôt l’occasion de noircir son épaulette toute neuve dans les rangs du 1er chasseurs d’Afrique. Il prit part à toutes les expéditions où ce brave régiment se trouva mêlé pendant une période de dix années, et assista à la bataille de l’Isly. Il était alors capitaine et avait la croix. Il ne faisait que de rares apparitions à Paris, où son plus long séjour, après une blessure qui lui valut un congé de convalescence, ne fut pas de plus de six semaines. Il était en passe d’être nommé chef d’escadron, lorsque la révolution de février éclata. Cette révolution coïncida malheureusement avec la mort de son frère aîné, qui lui laissait une fortune considérable, et dans lequel Pierre s’était habitué à voir un guide et un conseiller. Le marquis de Grisolle en profita pour revenir à la charge, et, tout en se réjouissant d’une catastrophe qui donnait satisfaction à ses longues rancunes, il lui montra la société livrée à des clubistes qui allaient tout mettre à sac. Il lui fit voir, partant pour l’Afrique et armés de pouvoirs extraordinaires, des généraux de faubourgs, frères cadets des Santerre et des Ronsin de