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caractérisées par l’application de plusieurs générations successives à des natures spéciales de travaux, on y naît tisserand, forgeron, mineur. Cette prédestination professionnelle n’est nulle part si marquée que dans le métier de matelot. Un Dalmate conçoit à peine qu’on en fasse d’autre; il semble, comme les oiseaux aquatiques, ne venir au monde que pour prendre la mer. Ses ancêtres ont de tout temps vécu de la piraterie quand ils l’ont pu, de la pêche et de la navigation quand la vie aventureuse vers laquelle les entraînaient leurs prédilections leur a été interdite. Les populations maritimes n’ont jamais considéré la course, avec les violences qui l’accompagnent, comme une industrie honteuse; les corsaires sont leurs héros, et leurs exploits sont parmi elles les sujets de prédilection des légendes et des chants populaires. Les populations du littoral étroit de l’Autriche, sans examiner beaucoup si c’est le sang des oppresseurs ou des opprimés qui coule dans leurs veines, s’honorent de descendre de ces terribles forbans de la Narenta qui désolaient depuis cent soixante ans le commerce de Venise, lorsqu’à la fin du Xe siècle le doge Urseolo réussit, en plusieurs expéditions sanglantes, à les écraser dans leur repaire. Venise, avec toutes ses forces, ne serait point parvenue à détruire les Narentins, si ces pirates, en portant la dévastation sur les côtes et les îles de leur voisinage, n’en avaient ameuté contre eux les habitans, et ne les avaient donnés pour auxiliaires à la république.

Plus tard, ces mêmes parages retentirent des coups des uscoques, dont l’histoire n’est pas, à la morale près, moins émouvante que les romans de chevalerie. Ces flibustiers de l’Adriatique n’appartenaient, pas plus que par la suite ceux des Antilles, à une nationalité déterminée. Leur nom est en dalmate l’équivalent de réfugié. Le premier noyau de leur peuplade se forma d’abord de Croates, d’Illyriens, d’Albanais, exaspérés par les invasions et les cruautés des Turcs sur leur territoire. La vengeance fut leur premier cri de ralliement. Réunis, au commencement du XVIe siècle, à Clissa, sous la protection intéressée d’un seigneur hongrois avec lequel ils partageaient leur butin, ils en remontrèrent bientôt, en fait de brigandage, à leurs oppresseurs, et il fallut aux armées turques un siège d’un an pour arracher Clissa à cette poignée d’hommes. Ferdinand d’Autriche les recueillit alors sournoisement à Segna, au bord de la partie la plus orageuse de l’Adriatique, à l’abri d’un dédale d’îles et de passes semées d’écueils, où la hardiesse et l’habileté sont aujourd’hui même impuissantes à pénétrer sans la connaissance minutieuse des lieux. C’est de là que l’Autriche, sans jamais avouer les uscoques et feignant même quelquefois de les châtier, avait le contentement de livrer, sans se compromettre, à la dévastation le ter-