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Leur éternel honneur n’en sera pas moins de ne s’être jamais découragés en présence des mécomptes qui accueillaient leurs débuts, de ne s’être pas contentés d’opposer la persévérance à la mauvaise fortune, mais d’avoir marché en avant quand bien d’autres eussent reculé, d’avoir enfin vaincu par la foi dans leur œuvre les milliers d’obstacles qui se dressaient sur leur route. Ces mauvais jours sont passés, et l’on n’a point à déplorer qu’une association dont les exemples peuvent être si féconds n’ait réalisé que des pertes. Les actionnaires se sont partagé, de 1842 à 1852, 1,752,920 florins de dividendes, et 320,000 en 1853.

Chaque année de l’existence du Lloyd est marquée par une nouvelle entreprise. Le 28 juin 1853, un de ses bateaux à vapeur, suivi de sept bâtimens de la flottille impériale de l’Adriatique loués à l’administration de la marine, pénétrait pour la première fois dans le Pô, et à la fin de l’année ces huit steamers parcouraient le fleuve, traînant à la remorque 75 chalands. Dès le mois de septembre, ils remontaient dans le Lac-Majeur, et le pavillon de Trieste y flottait sur les stations de Sesto-Calende (Lombardie), d’Arona (Piémont), de Locarno (Suisse). Milan est maintenant approvisionné de denrées coloniales par Trieste, et c’est vainement pour l’Italie que des chemins de fer mettent Venise et Gênes aux portes de la cité lombarde. Le Lloyd autrichien a justifié ainsi sa fière devise, que quand le Lloyd cesse d’avancer, il rétrograde. Les circonstances l’élèvent aujourd’hui du rang d’établissement commercial à celui d’établissement politique. Il faudrait être frappé d’un étrange aveuglement pour ne pas apercevoir la base que ses succès toujours croissans donnent, dans l’Archipel, le Bosphore et la Mer-Noire, aux entreprises de la politique de l’Autriche. Des bouches de Cattaro à celles du Nil, des côtes de la Thessalie à Trébizonde et aux frontières de la Bessarabie, la Porte-Ottomane n’a pas aujourd’hui un port où le commerce n’ait plus à attendre du Lloyd autrichien que d’elle-même. Ainsi délaissés par ceux qui devraient les comprendre et les protéger, les intérêts locaux entrent, à l’abri d’une bannière étrangère, dans un tissu dont la trame devient indestructible; une véritable dépossession d’influence s’opère silencieusement, à l’insu de ceux qui doivent en souffrir, quelquefois de ceux même qui s’en font les instrumens; puis vient un jour fatal où les gouvernemens endormis s’aperçoivent qu’un ambassadeur étranger a plus de crédit sur leurs sujets que leurs propres ministres, et sentent s’affaisser sous eux leurs appuis les plus nécessaires. Si la porte veut conjurer ce danger, qu’elle étudie comment s’est formé le Lloyd de Trieste et quelle protection active il a trouvée dans le cabinet de Vienne. Serait-il donc si difficile de faire rayonner autour de Constantinople les