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«... J’oserai répondre avec vérité, sire, à l’article de la lettre de votre majesté qui concerne mon existence personnelle. Comme elle se trouve liée, d’après les propres paroles de votre majesté, à la destinée de la France, il est naturel que j’en exprime mon opinion à votre majesté. Certainement la constitution qu’on a donnée à ce royaume est ruineuse à beaucoup d’égards, mais l’enthousiasme qui la défend est invincible... L’anarchie, qui pourrait rendre contraire à la dignité de votre majesté d’avoir un ambassadeur en France, n’est pas probable; aucune puissance n’a retiré ses représentans, et votre majesté donnerait de la sorte à toutes les cours de l’Europe un signal qui ne plairait point au roi. D’ailleurs j’oserai rappeler à votre majesté la promesse qu’elle a daigné me faire, promesse qui a décidé mon mariage, et sur laquelle ma femme a dû compter... »

Au moment même où M. de Staël comptait ainsi sur les promesses, mais sans doute aussi sur les bontés du roi son maître, il avait le tort d’accepter des liaisons bien faites pour déplaire à Gustave III. Ce prince avait suscité contre lui en Suède un grand nombre d’inimitiés en reprenant d’une main vigoureuse à l’aristocratie ce qu’elle avait elle-même usurpé pendant les règnes précédens sur l’autorité royale. A tort ou à raison, le duc de Sudermanie (plus tard Charles XIII), frère du roi, était compté au nombre de ceux que ces entreprises avaient le plus irrités ; assurément du moins il accueillait dans sa plus intime faveur un hardi courtisan, Reuterholm, qui s’était déclaré l’ennemi juré du roi. Le duc Charles était d’une extrême faiblesse de caractère et d’esprit; Reuterholm au contraire, brillant, aimable, habile à séduire, exerçait sur ce prince un empire absolu. Il s’était servi pour le fasciner de ce bizarre mysticisme dont la franc-maçonnerie, pendant cette époque si profondément troublée, s’était revêtue. Tous les deux étaient devenus d’ardens visionnaires, et paraissaient ne pas douter qu’ils n’eussent été élus d’en haut pour communiquer aux hommes la suprême vérité et pour la faire triompher sur la terre. Ils s’affilièrent à une secte d’illuminés dont les chefs résidaient en France. Reuterholm fit un voyage en 89 et 90 pour se mettre en communication avec ce qu’il appelait les frères d’Avignon; il se rendit exprès dans cette ville pour s’y faire initier[1] et pour assister ensuite aux réunions des sectaires, à leurs

  1. M. Bergman a publié dans ses curieux Souvenirs des lettres de Reuterholm au duc Charles où l’illuminé cite parmi les frères d’Avignon un comte Grabiancka, M. de La Richardière, l’abbé Pernetty, et parmi les sœurs Mmes Picot, Nicolas, du Fymel, Mlles de Bordes et de La Brousse, etc.. Le 1er décembre 1789, raconte-t-il, après une messe dite par l’abbé Pernetty, il commença, au nom du Seigneur, sa conversion. Accompagné de deux frères, il se rendit après midi hors de la ville pour accomplir ce saint acte. Sortis par la porte Saint-Michel, ils suivirent le Rhône pendant quelque temps, puis entrèrent dans un bois situé à gauche du fleuve, sur une hauteur. « Là, dit Reuterholm, était élevé mon autel, l’autel qui, à la dernière heure du monde, me restera consacré. De là monta vers les cieux la fumée de mes prières; là je m’unis avec le Très-Haut par le plus saint de tous les nœuds... Que Dieu me fasse la grâce de ne jamais oublier mes promesses!..... La main de la Providence m’a donc amené des extrémités du Nord ici, au pied des Alpes et de ce grand fleuve, pour contracter le dernier pacte avec la Divinité, pour rencontrer un coin de cette terre pour moi préparé, pour moi consacré dans le temps et dans l’éternité... »