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mettant que les modifications fussent sans importance, pourquoi n’ai-je pas été consulté ? pourquoi ?…

« LE BARON. — Oh ! ici, vous avez un million de fois raison, et plus encore. D’un côté il y a eu manque de tact. Il fallait, je le comprends maintenant, vous parler avec franchise, et je le ferai désormais après cette ouverture dont vous m’honorez ; mais d’un autre côté le respect pour le talent, la crainte d’une délicatesse mal appréciée… Vous comprenez bien… Je ne sais si vous me comprenez bien.

« WOLFANG. — Pour comprendre, il me reste à connaître la main mystérieuse…

« LE BARON. — Ah ! je vais vous le dire à l’instant. Le conseil de direction…

« WOLFANG. — Dont le chef secret est peut-être… Le ministre ?

« LE BARON. — Le ministre ? Impossible, il n’en est rien. Calomnie, c’est une calomnie. Je voudrais bien voir ! Notre journal est, vive Dieu ! un journal d’opposition,… polie, convenable, avec des gants, mais enfin d’opposition ;… Le dernier anneau de l’opposition, si vous voulez, qui unit l’opinion publique au pouvoir.

« WOLFANG. — Unir ? c’est enchaîner que vous voulez dire, enchaîner comme le forçat. Une opposition qu’on voit et qu’on ne voit pas, homœopathie, prestidigitation. Appelez-la opposition concertée, ad usum delphini, opposition ministérielle.

« LE BARON. — Non, de par tous les diables, non, et mille fois non. Le ministre n’a rien à voir, si ce n’est comme Pilate, dans notre credo politique.

« WOLFANG, lui montrant des épreuves. — Et pourquoi alors a-t-il quelque chose à voir dans mes articles ?

« LE BARON. (Apres un long silence, il se jette sur le sopha, éclate de rire, et se tient le ventre.) — Ah ! ah ! ah ! bravo, Wolfang ! vive Wolfang ! bravo ! bravissimo ! Je vois que vous êtes bien informé, que vous avez compris ; je vois qu’il fallait venir à vous franchement, que vous avez plus d’intelligence et de pratique du monde que je ne le soupçonnais. Bravo ! bravo ! Voyons, excusez-moi si je vous ai fait le tort involontaire de me tromper en vous tâtant le pouls, de vous croire les nerfs susceptibles, le cerveau sujet aux congestions, un de ces pauvres estomacs de papier mâché qui se resserrent à la moindre bouchée et qui ne s’ouvrent à l’appétit que grâce aux pastilles d’ipécacuanha. Que parlé-je d’ipécacuanha ? De quelque drogue que soient les pilules, il faut les dorer, et l’appétit ne manque pas, n’est-il pas vrai ? Bravo ! bravo ! vous avez conduit l’affaire de manière à faire honneur à un agent de change. M’amener en un clin d’œil et par des voies détournées au point où vous me vouliez, me forcer à une explication, à jouer cartes sur table, et cela avec cette réputation d’intégrité sentimentale, avec cet air émouvant d’un Caton politique ! ah ! ah ! Le revers de la médaille… Moi, avec la réputation d’avoir la manche large, je ne songe qu’à l’intérêt, je suis un bonhomme d’une ignorance classique ; vous, sévère, désintéressé, fin matois, romantique… ah ! ah ! ah ! Et tous deux une femme charmante à nos côtés ! ah ! ah ! ah ! Là, là, touchons-nous la main ; tu m’as mis dans le sac, mais tu l’as fait avec tant de grâce que tu mérites un bon sac de thalers…

« WOLFANG. (A part.) — Je suffoque ; mais il faut feindre d’être aussi rusé qu’ils le supposent pour sortir du mauvais pas où je suis engagé.