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qui ferment aux natifs les hauts grades de l’armée et de l’administration, on en vient à conclure que des raisons spécieuses d’humanité et de justice ne doivent pas conduire au suicide la compagnie des Indes et l’Angleterre avec elle; mais ce que l’Angleterre doit à son honneur, au rang élevé qu’elle occupera dans l’histoire moderne, c’est de donner aux peuples qui subissent ses lois une police honnête, une justice sérieuse, dont les arrêts puissent braver l’examen le plus rigoureux. Le sombre tableau que nous avons dû tracer, sur documens authentiques, de ces deux branches de l’administration anglo-indienne prouve assez tout ce qu’il y a de progrès à faire dans cette voie. N’est-ce pas là une mille et unième consécration de l’éternelle histoire de la paille et de la poutre que de voir un peuple qui se fait avec tant d’ardeur le champion des opprimés, qui a eu tant de meetings pour la Hongrie ou la Pologne, tant de speeches contre sa majesté l’empereur d’Autriche ou le tsar de toutes les Russies, rester muet devant les iniquités qui se commettent journellement dans l’Inde, et qui ont pour complices, complices involontaires sans doute, des magistrats anglais? Il ne s’agit pas ici de ces larrons politiques qui empruntent le masque de la liberté et du patriotisme pour arriver à la fortune et au pouvoir, mais de l’abus le plus odieux de l’autorité dans des cas vulgaires qui n’intéressent en rien la sûreté de l’état, d’aveux arrachés au milieu des tortures, d’innocens gémissant dans les cachots, de familles injustement flétries, de cette justice élémentaire et sacrée que le fort doit au faible, le gouvernant au gouverné. Nous savons que le remède au déplorable état de choses que nous avons dû constater n’est pas aisé à découvrir. Nous avons pu juger par nous-même combien il y avait d’illusions dans l’espérance que la propagation des lumières de l’Europe et de la foi chrétienne rectifierait le sens moral des populations indiennes. Sans doute il serait facile d’améliorer la situation en donnant au gouvernement de l’Inde, par une augmentation considérable du personnel européen, les moyens de surveiller d’une manière plus active et plus efficace les actes de la police indigène. L’administration indienne compte dans ses rangs des hommes éminens; espérons qu’ils sauront pourvoir à ces difficultés pratiques. Nous avons seulement voulu indiquer le champ d’abus qu’une nation libérale comme l’Angleterre ne saurait laisser subsister plus longtemps sans forfaire à son honneur, et que, dans son intérêt bien compris, dans l’intérêt de la justice, de l’humanité, de tout ce qu’il y a de sacré en ce monde, elle doit labourer jusqu’à ce que le dernier brin d’ivraie ait passé sous le soc de la réforme.


MAJOR FRIDOLIN.