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parcourent, et souvent relâchent les individus les plus compromis lorsqu’ils peuvent payer une rançon suffisante. » A la question suivante qui lui fut posée : « Les résidens européens de l’Inde ont-ils recours pour protéger leurs intérêts en litige à ces moyens frauduleux?» — Dwarkanauth Tagore répondit franchement : « Oui, je suis obligé d’avoir recours à ces moyens frauduleux, et les résidens européens de l’Inde doivent faire comme moi. »

Le colonel Sleeman, qui a dirigé avec tant de succès les mesures destinées à extirper l’abominable secte des thugs, parle en ces termes de la police anglo-indienne[1] : « Lorsque des officiers de police ne peuvent découvrir l’auteur d’un crime, ils n’hésitent pas à arrêter des innocens, et ils leur arrachent des aveux par de véritables tortures. Ont-ils été gagnés par les coupables, et veulent-ils qu’un crime reste inconnu de l’autorité supérieure, ils imposent silence par des menaces aux parties plaignantes, et chose extraordinaire, tant est grande la terreur qu’inspire la police, ces menées criminelles trouvent sur le lieu même de l’attentat des complices tout disposés à les favoriser. C’est en effet une chose ruineuse pour les pauvres natifs que d’être appelés à venir porter témoignage à la station du district, souvent fort éloignée de leur village. Aussi a-t-on vu souvent des parties plaignantes contraintes par leurs voisins à acheter d’un officier de police la faveur de retirer la plainte qu’elles avaient déposée entre ses mains. »

Ces jugemens portés sur la police indienne par deux hommes auxquels personne ne saurait contester une profonde connaissance des choses de l’Inde s’appliquent à la police placée sous le contrôle direct du gouvernement. Il est toutefois dans les domaines de l’honorable compagnie un autre établissement de police emprunté aux traditions des gouvernemens natifs, établissement plus vicieux encore que celui dont on a dû tracer un si déplorable tableau.

Sous les empereurs de Dehli, les zémindars ou grands propriétaires exerçaient une autorité absolue dans leurs domaines. Pour percevoir les rentes et les impôts de la terre, maintenir l’ordre, attaquer leurs voisins ou se défendre contre eux, ces sortes de seigneurs féodaux entretenaient des bandes de coupe-jarrets dans lesquels ils trouvaient des instrumens aveugles de tyrannie, et qui, le plus souvent mal payés par leurs maîtres, vivaient à discrétion aux dépens des populations natives. Aux premiers jours de la conquête anglaise, on modifia cet état de choses, et les zémindars furent rendus responsables des crimes et attentats commis dans leurs domaines, mesure préventive dont le côté vicieux ne tarda pas à se révéler. L’on

  1. Dans son ouvrage intitulé Rambles and Recollections.