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à peine des jeunes gens arrivés dans l’Inde sans aucuns capitaux se trouvaient engagés dans d’énormes spéculations, souvent heureuses, ce qui explique les règlemens somptuaires dont je viens de parler. Les conditions de l’association entre le banian et le jeune employé étaient variables : l’apprenti avait droit tantôt au huitième, tantôt au quart, même à la moitié des bénéfices. Bientôt cependant le commerce privé des agens fit un si grand tort aux intérêts de la compagnie, et lui créa de si sérieuses difficultés avec les gouvernemens natifs, que les directeurs durent se préoccuper de mettre un terme aux abus du système des dustucks. Leurs ordres, exécutés par des gouverneurs énergiques, furent couronnés de succès, et les agens tombèrent dans la plus profonde détresse. Un homme qui depuis s’est élevé au premier rang de la hiérarchie indienne raconte qu’à ses débuts dans le service civil en 1769, étant attaché comme commis au bureau secret politique, son salaire de 8 roupies par mois ne suffisait pas à payer son loyer, et que souvent il se mettait au lit à huit heures pour ne pas brûler de chandelle. Toutefois ces réformes extrêmes n’eurent qu’un effet passager, les prévaricateurs étaient trop nombreux pour ne pas résister victorieusement à l’énergie des gouverneurs et aux ordres de la cour des directeurs, quelque rigoureux qu’ils fussent. Le commerce des agens n’était pas le seul abus qui fît obstacle au succès de la compagnie. Les princes natifs ne reculaient par exemple devant aucun sacrifice pour acheter le bon vouloir des employés européens : M. Shore, depuis lord Teignmouth, rapporte dans sa correspondance privée qu’étant chargé d’une mission près du nabab de Lucknow, il lui fut offert cinq lacs de roupies et 8,000 goldmohurs (1,570,000 francs) pour le dernier mot de certaines négociations, offres magnifiques qu’il refusa[1]. Le duc de Wellington, alors sir Arthur Wellesley, lorsqu’il dirigeait les négociations d’un traité de paix entre les princes mahrattes et le nizzam de Hyderabad, reçut un matin la visite du premier ministre de ce dernier, qui lui offrit 100,000 livres sterling pour prix du secret de ses instructions, secret qu’il lui promettait de garder religieusement. « Vous êtes donc capable de tenir un secret? » dit le jeune général. Et sur les protestations emphatiques de son interlocuteur, il se contenta de répondre : « Et moi aussi (and so I am). » Mais peu d’hommes étaient capables de pareils traits de probité, et la corruption des employés menaçait de ruiner la fortune naissante de l’Angleterre dans l’Inde, lorsque lord Cornwallis comprit, avec la sagacité d’un homme d’état et la libéralité d’un grand seigneur, que le seul moyen d’attaquer le mal dans sa racine, de donner aux agens la force de résister aux tentations corruptrices qui les environnaient de toutes parts,

  1. Un lac de roupies vaut 100,000 roupies, ou 250,000 francs.