Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour la propriété territoriale, préférence qui est, dit-on, caractéristique de toutes les races germaniques. Ils construisent leurs maisons en pierres ; leurs édifices publics et privés sont également massifs et durables. Ceux qui comparent leurs vaisseaux, leurs maisons, leurs édifices publics avec nos vaisseaux, nos maisons, nos édifices publics d’Amérique, disent communément qu’ils dépensent une livre sterling là où nous dépensons un dollar. Les simples et riches vêtemens, les simples et riches équipages, l’extrême simplicité et l’extrême richesse de leurs demeures et de leurs ameublemens portent témoignage de la véracité anglaise. »

Comme toutes les choses de ce monde, cet amour de la réalité a son revers, et c’est à une altération de ce vigoureux sentiment qu’il faut rapporter le grand péché intellectuel de l’Angleterre : l’importance exagérée donnée à la richesse. La richesse est en effet, à prendre les choses d’un point de vue étroit et matériel, la plus solide réalité de ce monde ; c’est en outre un moyen commode d’apprécier la valeur d’un homme et de mesurer sa situation sociale. Le sentiment de la dépendance à laquelle la pauvreté soumet l’homme augmente encore chez cette indépendante nation l’admiration de la richesse. Les Anglais semblent penser avec les anciens que la pauvreté fait perdre à l’homme la moitié de sa valeur, ils chantent avec Aristophane les mérites du dieu Plutus, et avec Pindare les vertus du vainqueur du turf, possesseur des splendides équipages et des riches coupes d’or. Ils sont, sous ce rapport, aussi païens et aussi anti-chrétiens que possible. Ils semblent n’avoir jamais eu même le sentiment lointain de cette indépendance dans la pauvreté qui a été le partage de races plus délicates. Emerson cite un mot de Nelson qui fait frémir : « Le manque de fortune est un crime que je ne peux pas pardonner. » — « La pauvreté est infâme en Angleterre, » disait Sidney Smith. N’en déplaise à Nelson et à Sidney Smith, ce n’est pas la pauvreté qui est infâme, c’est cet abominable culte de Mammon. Ce respect de la richesse est plus qu’un défaut, c’est un crime ; c’est la grande corruption que les Anglais ont jetée dans le monde ; ils ont infecté de cette fausse idée, inconnue avant eux, toutes les autres nations. Dieu seul sait quel châtiment il tient en réserve pour punir cet attentat contre l’humanité ; ce qui est certain, c’est que les Anglais paieront leur coupable idolâtrie, comme les autres peuples ont payé toutes les corruptions dont ils ont donné l’exemple aux nations et qu’ils ont rendues enviables.

L’esprit conservateur de l’Angleterre tient de très près à ce sentiment de la réalité. L’intelligence de l’Anglais est mal à l’aise dans les théories, et ne conçoit bien une idée que lorsqu’elle est revêtue d’un corps. Le fait et l’idée sont pour lui identiques ; aussitôt que la substance matérielle disparaît, il n’existe plus rien que le vague.