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liberté anglaise, si vainement cherchée dans des chartes et des parchemins qui eux-mêmes étaient un effet et non une cause ; nous avons l’origine de son gigantesque commerce, de ses colonies, de sa merveilleuse agriculture. Elle dormait tout entière chez ces barbares, cette Angleterre moderne, objet d’étonnement pour toutes les nations. Conquête de l’Inde, esprit pratique, vif sentiment de la réalité, génie de Shakspeare, furieux et homicides poèmes de Byron, rudes yeomen, impérieux gentilshommes, tout cela se retrouve au fond des descriptions des vieilles sagas norvégiennes, tout jusqu’à cette beauté physique, à cette fleur de carnation, célèbre dès le VIIe siècle, dont nous admirons aujourd’hui l’éblouissant épanouissement, et qui dénote une race vierge, chaste et rustique.

L’Angleterre représente essentiellement la civilisation barbare, la civilisation dont le germe était enfoui au fond de l’âme germanique. Partout ailleurs, les barbares ont plutôt châtié le monde qu’ils ne l’ont refait à leur image, mais là ils ont mis leur empreinte. Cette île n’a été peuplée que de barbares, et, par une sorte de dessein providentiel, des pires de tous les barbares. Lorsque les Saxons abordèrent dans l’île, ils y trouvèrent une population de Celtes, non pas de Celtes romanisés, façonnés à la servitude, instruits aux arts de la civilisation, dont les ancêtres avaient rempli les rangs de la fameuse légion de l’Alouette, et dont les frères avaient occupé les charges de patrices et de consuls, mais de Celtes absolument sauvages, sur lesquels Rome n’avait jamais pu mordre, parmi lesquels elle n’avait laissé aucune marque de sa puissance. La barbarie autochthone fut vaincue par la barbarie envahissante, et quelle barbarie ! Les Germains qui avaient envahi l’empire, Goths, Franks et Bourguignons, ces Germains, si aisément vaincus par le spectacle de Rome agonisante, si aisément convertis et baptisés, si vite circonvenus par les évêques et les moines, étaient des prodiges d’humanité, et avaient une aptitude merveilleuse à la civilisation, si on les compare à ces hommes sortis des bruyères du Holstein et des sables du Jutland. Ils continuèrent dans leur nouvelle patrie les exercices homicides qui leur étaient familiers, et fondèrent une sauvage heptarchie. Une mer de barbarie était destinée providentiellement à recouvrir l’Angleterre, et, le flot chassant le flot, l’invasion dura six siècles. À peine une faible lueur de civilisation commençait-elle à poindre, à peine quelques monastères étaient-ils fondés, que le vent du nord souffla cette flamme et que la nuit recommença. La Scandinavie épuisa libéralement ses veines pour couvrir l’île privilégiée de pirates et de meurtriers[1]. On eût dit que la Providence, mécontente

  1. A propos des invasions danoises, Emerson fait la remarque que cette longue émigration semble avoir tari d’hommes et de génie les états scandinaves, qui depuis n’ont été que des états secondaires. Cette remarque, vraie peut-être pour le Danemark, et fausse pour la Suède, qui, si elle n’est pas un état de premier ordre, a joué plusieurs fois dans l’histoire le rôle de puissance de premier ordre. L’émigration barbare n’a certainement pas appauvri de génie la patrie de Gustave-Adolphe et de Charles XII.