Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces lettres d’envoi ce qu’elle a voulu faire, un simple journal, une gazette des nouvelles de société. Elle y laisse voir aussi l’expression d’un enthousiasme qui nous semble aujourd’hui un peu excessif. « J’ai conçu, — écrit-elle à Gustave III en mars 1786, — j’ai conçu pourquoi l’on attribuait à Louis XIV tout ce qui s’était fait sous son règne, et j’ai senti le désir de rendre suédois tout ce qui a de l’âme et du génie... » Bien que nous sachions par toute l’histoire de Mme de Staël que ses affections comme ses haines étaient vives, bien qu’elle ait par exemple adressé plus tard le même langage à Bernadette devenu l’ennemi de Napoléon, nous devons surtout reconnaître dans l’enflure de son admiration la femme du XVIIIe siècle, habituée au langage des cours et au respect traditionnel de la royauté. Telle nous la verrons encore dans quatre de ses Bulletins de nouvelles, ceux qui précèdent la révolution, avec quelque mélange toutefois d’une indépendance soit personnelle soit empruntée à l’esprit public de son temps.


Premier Bulletin de nouvelles (mars 1786).

« Il a paru un mémoire de M. de Lacretelle pour la défense d’un comte de Sanois qui avait été enfermé à Charenton sur la demande de sa fille et de sa femme. Votre majesté recevra ce mémoire; il a eu un grand succès. L’intérêt qu’inspire ce malheureux homme y contribuait sans doute; mais cette cause est du nombre de celles qui font réfléchir chaque lecteur sur le danger qu’il court. Sur une simple demande de la famille, une lettre de cachet fait disparaître un homme, et le prive à jamais de toute communication avec des amis, ou du moins avec des juges. De telles institutions rendent trop dépendans de la vertu de ceux qui nous entourent, et l’on commence à se plaindre hautement de ce que M. de Breteuil ne rétablisse pas l’institution que M. de Malesherbes avait faite de ne jamais donner de lettres de cachet qu’après avoir pris l’avis d’un conseil composé de magistrats les plus distingués du royaume; mais les établissemens des ministres passent avec eux, les rois mêmes ne règnent qu’un temps. — Il en est toutefois qui posent le bien qu’ils font sur des fondemens si inébranlables, qu’il durera presque aussi longtemps que la gloire de leur nom. Ce pluriel-là est une véritable forme de rhétorique pour voiler par respect la pensée.

« J’ai eu le malheur de rencontrer la fille et le gendre de ce M. de Sanois; ils vivent dans la société; on est fâché d’avoir été dans la même chambre que de telles gens; cela rapproche trop. Ils préparent une réponse; ils disent que l’avocat a fort exagéré les mauvais traitemens que M. de Sanois a reçus à Charenton. Cela ne les justifiera pas, mais il faut convenir que c’est le défaut des Français de ne se jamais contenter de ce qui est vrai; il faut qu’ils ajoutent à tout, et, loin d’augmenter l’effet, il leur arrive souvent de détruire, par une légère circonstance inventée, la foi qu’on avait à tout ce qui ne l’est pas. Depuis que le mémoire a paru, on fait chaque jour de nouvelles histoires sur les prisonniers enfermés par lettres de cachet. La moitié est sans doute imaginée; mais cette idée suffit-elle pour tranquilliser l’humanité?