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valurent. Appliquée au règne de Louis XIV, cette épreuve légitimerait des réserves graves, car si ce temps vit le génie national atteindre sa plus parfaite maturité et s’épanouir dans tout son éclat, il reçut certainement plus de germes précieux de la génération qui le précéda qu’il n’en transmit à la génération qui dut le suivre. Louis XIV a recueilli bien plus qu’il n’a semé, et si les gerbes groupées comme des trophées autour de sa personne ont mûri à l’éclat de son règne, comment méconnaître que ce prince a épuisé le sol qui venait de fournir des moissons si abondantes?

Rien dans le siècle d’Auguste ni dans celui des Médicis ne semble assurément comparable au foyer qui de 1660 à 1688 s’illumine tout à coup et concentre les étincelles jaillies depuis deux siècles du choc de toutes les croyances et de toutes les passions. Entouré des esprits immortels qui font cortège à sa gloire, Louis XIV a dans l’histoire des lettres un rôle qui appartient à lui seul. Cependant lorsque des jours de cette radieuse jeunesse, où la victoire lassait jusqu’au zèle des poètes, on arrive à ces temps tout remplis de calamités domestiques et nationales, quand des controverses misérables, échauffées et entretenues par les intérêts les plus vulgaires, sont devenues la seule pâture des esprits, l’affaire principale des pouvoirs, quand l’incrédulité se prépare à monter sur le trône déserté par la religion et par le génie, et que la France, après avoir imploré dix ans la paix, est réduite à l’obtenir de la soudaine fantaisie d’une reine étrangère, il est impossible de ne pas voir que cette société, où le roi est devenu un Soudan, l’église une institution politique, l’aristocratie une caste de l’Inde, et la cour une sorte de vaste khan inaccessible à la nation, reposait sur un principe exactement contraire à celui qui avait fait de la France la tête et le bras de l’Occident.

Cette impression sera, je ne crains pas de le prédire, celle que laisseront définitivement les nombreux travaux entrepris ou édités de nos jours sur Louis XIV, travaux qui, par une étrange coïncidence, s’appliquent pour la plupart à la dernière partie du règne. Des témoignages réunis et non suspects de Saint-Simon, de Dangeau, de Mme de Maintenon et de la duchesse d’Orléans sortira l’apologie la plus solide et certainement la plus inattendue de la liberté politique et religieuse et des idées principales que nous défendons aujourd’hui, de telle sorte qu’en dehors de tout esprit de parti, notre temps reviendra, par une étude plus complète des faits et une plus solide critique, à un point de vue peu différent de celui où se plaçait au milieu des luttes de la restauration l’auteur plus acerbe qu’injuste de l’Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV.


LOUIS DE CARNE.