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culminant de la puissance absolue; c’est le moment où pour la première fois la nation se fit homme en renonçant à toute participation, même indirecte, au pouvoir, et jusqu’à tout contrôle à exercer sur les actes de l’administration par les cours de justice. Lors donc qu’on est fermement convaincu que ce fut là un abandon déplorable, et qu’aucune époque ne fournit de preuve plus éclatante du danger de ces grandes abdications que le long règne qui précéda la régence, si glorieux d’ailleurs qu’il ait été, on est conduit par devoir autant que par goût à étudier ce gouvernement dans ses institutions, cette politique dans ses maximes, et cette brillante société dans l’intimité de sa vie morale. J’estime qu’aucun travail ne fut jamais plus opportun, et je crois que s’il était accompli, nul ne serait peut-être plus utile. L’appréciation de quelques publications contemporaines me fournira pour l’esquisser une occasion que je n’hésite pas à saisir. Je voudrais placer les actes de ce règne en face des opinions contradictoires qu’ils ont provoquées depuis le duc de Saint-Simon jusqu’au marquis de Dangeau, depuis Voltaire jusqu’à Lémontey, et rechercher pourquoi la nation fut conduite, durant la vie du même prince, d’une longue succession de victoires à une suite non interrompue de désastres, changement qui ne fut pas moins sensible dans l’ordre des idées que dans celui des faits, puisque la France vit succéder tout à coup à l’ère la plus féconde de son histoire intellectuelle des jours stériles en génie, en vertus et presque en courage.


I.

Ce qui saisit en effet tout d’abord l’attention des esprits sérieux, c’est l’opposition presque complète qui se rencontre entre les deux moitiés du grand règne. En négligeant la régence d’Anne d’Autriche et l’administration du cardinal Mazarin pour s’en tenir au gouvernement effectif de Louis XIV, qui s’ouvre en 1661, on ne peut manquer d’être frappé de ce fait, que tout réussit à ce monarque tant qu’il opère dans ses conseils ou sur les champs de bataille avec les hommes formés dans la période précédente, tandis que tout échoue misérablement sitôt qu’il agit avec ceux qu’il a formés lui-même et qui sont nés à l’ombre de son trône. L’année 1690 est à peu près la limite qui sépare ces deux générations et ces deux fortunes, si profondément diverses. Ajoutons tout de suite que c’est vers la même époque que s’arrête aussi le magnifique mouvement d’où sont issues tant d’œuvres immortelles, et que s’ouvre, durant les vingt-cinq dernières années de la vie du monarque, cette période à peu près nulle pour la pensée et pour l’art, toute pleine des querelles, à la fois dangereuses et mesquines, qui ne tardèrent pas à précipiter la nation