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Tout à l’heure il vient de se placer sur le passage de Harry et lui a soufflé à l’oreille l’esprit de sang et de vengeance. On le retrouve au camp meeting, dont l’auteur fait une description qui est un tableau de mœurs des plus originaux. Il n’y a que les grandes prédications du moyen âge, celles par exemple qui précédaient les croisades, qui puissent donner une idée de ces assemblages tumultueux. C’est une grande fête pour les noirs, qui s’y rendent dans toutes leurs toilettes et dans tous leurs atours. On y voit venir tous les personnages de notre histoire, et, le premier de tous, le vieux Tiff avec ses enfans.


« La voiture de Tiff était un article des plus complexes, et en grande partie construite par lui. Le coffre était une longue boîte d’emballage ; les roues juraient les unes avec les autres, ayant toutes été rapportées en différens voyages par Cripps ; des cercles de tonneau, couverts par du calicot, formaient les rideaux, et il y avait un peu de paille pour tout siège. L’unique cheval, maigre et borgne, était attelé avec de vieilles cordes, et cependant pas un millionnaire au monde n’aurait été heureux de son moelleux carrosse comme Tiff l’était de son équipage. C’était l’œuvre de ses mains, le chéri de son cœur, les délices de ses yeux. Sans doute il avait ses faiblesses comme toutes les choses préférées de ce monde. Les roues se détachaient de temps en temps, et les traits cassaient ; mais en pareil cas Tiff était toujours prêt : il sautait hors du chariot et se mettait à l’ouvrage avec un tel entrain, qu’on aurait dit que les accidens le lui rendaient encore plus cher. Le voilà devant la porte de la case, et Tiff, et Fanny, et Teddy, tout affairés, y mettent leurs paquets… Tiff, malgré la chaleur du jour, avait mis sa grande redingote, ses autres vêtemens étant dans un état de trop grande détérioration pour être compatibles avec l’honneur de la famille ; son chapeau blanc portait encore la bande de crêpe… Son département des vivres était fait pour provoquer les appétits les plus blasés : poulets, lapins, laitues, oignons, radis, petits pois. « Voyez-vous, enfans, disait-il, vous allez vivre comme des princes. Et à propos, ayez soin de me donner des ordres carrément ; ayez soin qu’on vous entende, car enfin à quoi cela vous sert-il d’avoir un nègre, si personne ne s’en aperçoit ? »

« Au tournant de la route, Tiff aperçut la voiture des Gordon, conduite par Old Hundred dans son plus beau costume, avec des gants blancs et du galon doré à son chapeau. Si jamais l’aiguillon de l’amertume fut près de toucher le cœur de Tiff, ce fut à ce moment ; mais il se consola fièrement en se disant qu’en dépit des apparences sa famille n’en était pas moins ancienne et honorable. C’est pourquoi, prenant son plus grand air, il appliqua un coup de fouet supplémentaire à sa bête, comme pour dire : Je m’en moque ; mais comme si le malheur s’en mêlait, le cheval, donnant une secousse, cassa un des brancards, qui traîna honteusement par terre. À ce moment arriva le carrosse des Gordon : « Qu’on me prenne à mener un vieux sabot pareil ! dit Old Hundred avec mépris ; cela se casse à chaque pas. Si ce n’est pas là un meuble de pauvres diables de blancs ruinés, je n’en ai jamais vu !

« — Qu’est-ce qu’il y a ? dit Nina en mettant la tête à la portière… Ah !