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fait bien les chemises ? Combien croyez-vous qu’on me la ferait payer ? Je vais aller voir sa maîtresse.

« Pendant cette cruelle harangue, les mains de Harry tremblaient et se tordaient, et il regardait tantôt Nina, tantôt son bourreau. Il était d’une pâleur mortelle, ses lèvres même étaient blanches ; il ne répondait pas, restait les bras croisés et fixait ses grands yeux bleus sur Tom. Comme il arrive quelquefois dans les momens de grand emportement, les traits rigides de son visage reproduisirent une si vive ressemblance du colonel Gordon, que Nina en fut frappée. Tom Gordon le fut aussi, cela ne fit qu’augmenter sa rage, et il jaillit de ses yeux un éclair de haine épouvantable. Les deux frères ressemblaient à deux nuages chargés de foudre et prêts à se jeter l’un sur l’autre… »

Voilà la morale de la famille telle que la fait l’esclavage. Tom Gordon, poursuivant son idée, demande son cheval pour aller chez la maîtresse de Lisette et acheter la femme de son frère. Nina cherche à calmer Harry, et il lui répond d’une voix qui la fait trembler :

« — Je pourrai vous servir, vous, jusqu’à la dernière goutte de mon sang, mais je hais tous les autres. Je hais votre pays, je hais vos lois… Je m’oublie, dites-vous ? Ah ! oui, je suis de la race qui n’a jamais le droit de faire le mal. On peut nous enfoncer des épingles et des couteaux dans la chair, essuyer ses bottes sur nous, nous cracher au visage ; il faut que nous soyons aimables, il faut que nous soyons des modèles de patience chrétienne. Je vous dis que votre père aurait mieux fait de m’envoyer aux champs avec les derniers des nègres que de me donner de l’éducation et de me laisser sous le talon de tout homme blanc qui voudra marcher sur moi.

« Nina se souvint d’avoir vu son père dans des transports de colère, et fut encore frappée de sa ressemblance avec la figure bouleversée qui était devant elle.

« — Harry, dit-elle, songez à ce que vous dites. Si vous m’aimez, tenez-vous tranquille.

« — Si je vous aime !… Mais vous avez toujours tenu mon cœur dans votre main. Sans vous, il y a longtemps que je me serais frayé mon chemin jusqu’au nord, ou bien j’aurais trouvé mon tombeau sur la route.

« — Eh bien ! Harry, aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel, je vous donnerai la liberté. Allez maintenant.

« Harry porta la main de sa maîtresse à ses lèvres, et il disparut. »


Nina devance son frère, et va elle-même acheter Lisette à sa maîtresse ; mais c’est Clayton qui lui prête l’argent nécessaire, car sa propre fortune est très aventurée, et celle de sa tante, qui demeure chez elle, vient d’être tout à fait perdue. On sait que cette tante est la propriétaire de la négresse Milly, et pour tirer meilleur parti de sa chose, elle va la louer à des étrangers. C’est alors que Milly, avant de quitter Nina, lui raconte son histoire, et comment de douleur en douleur, de sacrifice en sacrifice, elle est arrivée à devenir chrétienne et à s’anéantir en Dieu. L’histoire est longue, navrante, déchirante. Milly a été élevée avec la mère de Nina et ses tantes, et dans l’intimité de la famille, comme le sont souvent les esclaves. Un