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verre à vitre, mais heureusement Tiff ne doutait pas qu’ils ne fussent du plus fort numéro, et plus heureusement encore ses excellens yeux les lui rendaient parfaitement inutiles. C’était seulement chez Tiff une faiblesse aristocratique. Des lunettes lui paraissaient être, n’importe comment, l’apanage d’un gentleman, et convenir particulièrement à quelqu’un qui avait été « élevé dans une des premières familles de la Virginie. » Elles lui paraissaient d’autant plus indispensables, qu’il joignait à sa besogne habituelle une quantité de petits talens de femme. Tiff savait tricoter un bas comme personne, tailler des habits d’enfant et des tabliers ; il savait coudre, il savait raccommoder, et faisait tout cela de l’air du monde le plus heureux.

« Malgré les nombreuses tribulations qui lui étaient échues en partage, Tiff était en somme un joyeux être. Il avait en lui une onctueuse, une élastique abondance de nature, une exubérante plénitude de vie, que l’adversité la plus constante ne faisait que ramener à une température modérée. Il était dans les meilleurs termes avec lui-même ; il avait de l’affection pour lui, de la confiance en lui, et quand personne ne s’en chargeait, il se tapait lui-même sur l’épaule, se disant : « Tiff, tu es un bon diable, un brave garçon, et je t’aime bien. » Presque toujours il était en cours de monologue avec lui-même, tantôt se mettant à chanter joyeusement, tantôt à rire silencieusement. Dans ses bons jours, Tiff riait beaucoup. Il riait quand ses pois poussaient, il riait quand le soleil luisait après la pluie, il riait de cinquante choses dont on n’aurait jamais eu l’idée de rire ; cela lui allait. Dans les mauvais jours, Tiff se parlait à lui-même, et trouvait là un conseiller qui gardait profondément ses secrets. »

C’est dans une cabane misérable que nous trouvons la fille des Peyton ; elle est malade, mourante ; elle n’a auprès d’elle que son vieux nègre, qui la soigne, qui nourrit et berce les enfans, fait la cuisine, fait le ménage, raccommode les bardes.

« Tiff commençait à grisonner. Sa figure présentait un des plus laids échantillons de l’espèce nègre, et eût été décidément hideuse, si elle n’avait été rachetée par l’expression de bonté et de bonne humeur qui la faisait rayonner. Il était d’un noir d’ébène, avec un large nez retroussé, une bouche énorme bordée de lèvres épaisses, et étalant des dents qu’un requin aurait enviées. La seule chose qu’il eût de bien était de grands yeux noirs, qui pour le moment étaient cachés par une énorme paire de lunettes d’argent, placées très bas sur son nez, et à travers lesquelles il regardait un bas d’enfant qu’il tricotait. À ses pieds était un petit berceau fait dans un bloc d’acacia, garni de morceaux de flanelle, et dans lequel dormait un petit enfant. Un autre enfant, d’environ trois ans, était assis sur son genou. La taille du vieux nègre était courbée, et il portait sur ses épaules une espèce de châle de flanelle rouge, arrangé comme l’aurait fait une vieille femme. Deux ou trois aiguilles avec du gros fil noir étaient piquées sur son épaule, et, pendant qu’il tricotait, il chantait et parlait tour à tour avec le petit enfant qui était sur son genou : « Voyons, Tedd, mon petit homme, tiens-toi tranquille ; maman est malade, sœur est allée chercher de la médecine. Voyons, Tiff va chanter pour son petit homme :