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la vie réelle très difficile. C’est ainsi que le type imaginaire qu’il s’est formé de l’homme religieux ou de l’homme politique le rend également impropre à la pratique d’aucune profession ou d’aucun ministère. Lisez ces fragmens d’une conversation qu’il a avec un de ses amis d’enfance :


« — Et que vas-tu faire de toi, Russell ?

« — Je vais me mettre à plaider, me faire ma place, et puis alors en avant pour Washington. Je veux être président, comme tout autre aventurier des États-Unis. Pourquoi pas aussi bien qu’un autre ?

« — Pourquoi pas en effet, si tu en as envie, si tu veux travailler dur et le payer son prix ? Quant à moi, j’aimerais autant passer ma vie à me promener sur le tranchant du sabre qui, dit-on, sert de pont au paradis de Mahomet… Je sais que je ne serai jamais un homme à réussite. De la manière dont vont les choses dans notre pays, il faut ou que j’abaisse le niveau de mes idées de droit et d’honneur, ou que je renonce au succès. Je ne connais pas une carrière où la fraude, la tromperie et le charlatanisme ne soient pas essentiels au succès, pas une où un homme puisse avoir pour premier but la vertu. Satan est à toutes les entrées, et dit : « Je te donnerai toutes ces choses, si tu veux m’adorer. »

« — Alors, pourquoi n’entres-tu pas dans le clergé tout de suite, pour mettre la chaire et une grosse bible entre toi et le diable ?

« — J’ai peur de le retrouver là encore. Je ne pourrais pas acquérir le droit de prêcher dans aucune chaire sans prendre des engagemens qui seraient tôt ou tard une insulte à ma conscience. À la porte de chaque chaire, il me faudra jurer de renfermer la vérité dans une certaine formule, et ma vie, mon succès, mon bonheur, ma réputation, tout reposera là-dessus. Je suis sûr que si je prêchais selon ma conscience, je me ferais chasser de la chaire encore plus vite que du barreau. »


On connaît les principaux personnages blancs de cette histoire, sauf quelques grands parens qui n’appellent pas une mention particulière. Il faut maintenant passer aux noirs. L’auteur les voit naturellement en rose, et, comme c’est le but de son livre, il ne faut pas lui en faire une chicane. Mme Stowe excelle dans la peinture des mœurs domestiques des noirs ; on voit qu’elle en a fait une étude familière et attentive. Elle rend à merveille cette espèce de dépendance dans laquelle les maîtres sont de leurs esclaves dans toutes les occasions de la vie commune. Ainsi qu’il arrive toutes les fois qu’on abdique l’usage de ses propres facultés pour ne se servir que celles des autres, ce sont les instrumens qui deviennent les moteurs et les maîtres. La maison de Nina est tenue principalement par une vieille négresse, tante Katy, qui tous les matins, ornée de son turban rose et de son trousseau de clés, vient demander à sa maîtresse ses ordres pour la journée ; mais il est bien entendu que la chose est déjà réglée par tante Katy, et que Nina n’a pas plus