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dit en français, qui me va. Il y a en elle un mélange d’énergie, d’individualité, de finesse, qui la rend, tout inculte qu’elle est, plus piquante et plus attrayante qu’aucune femme que j’aie jamais rencontrée. Elle ne lit jamais ; il n’y a presque pas moyen de la faire lire ; mais tâchez de la tenir seulement cinq minutes, et elle vous étonnera par la fraîcheur et la vérité de ses jugemens littéraires. Et ainsi de son jugement sur toutes choses, si elle peut s’arrêter assez longtemps pour en dire son opinion. Quant à son cœur, je crois qu’il n’est pas encore éveillé. Elle n’a vécu que dans le monde de la sensation, qui a tant d’abondance et de vie chez elle, que le reste dort. Ce n’est que deux ou trois fois que j’ai vu un éclair de la nature intérieure jaillir par ses yeux et par l’intonation de sa voix. Et je crois, je suis sûr, que je suis la seule personne de ce monde qui l’ait jamais fait vibrer. Je ne suis pas sûr qu’elle m’aime maintenant, mais je suis sûr qu’elle m’aimera un jour… »


Edward Clayton, le jeune premier du livre, est un héros un peu trop vertueux et un raisonneur un peu trop protestant pour pouvoir être bien passionné. Il y a en lui trop de Grandison. La seule chose qui rachète la monotonie de sa sagesse, c’est sa faiblesse pour la petite Nina. En général, il n’y a rien de tel que ces jeunes gens bien rangés et bien réfléchis pour se laisser prendre au miroir à alouettes de la coquetterie. Aussi ce pauvre Clayton a-t-il beaucoup de peine à justifier son choix auprès de lui-même, comme auprès de sa famille et de ses amis. Après beaucoup de raisonnemens, il trouve le meilleur de tous, qui est de confesser qu’il est amoureux, et qu’il n’y peut rien. C’est avec sa sœur qu’il a le plus de mal. Anne Clayton est une fille d’un grand sens et de beaucoup de jugement ; elle a autant d’admiration que de vénération pour son frère, qui est pour elle l’idéal que lui-même poursuit : aussi Clayton éprouve-t-il un certain embarras à lui apprendre son attachement pour Nina. Il sait que toutes les apparences sont contre lui, et, selon la remarque très fine et très juste de l’auteur, « les personnes d’une nature délicate et impressionnable n’aiment point la fatigue d’avoir à expliquer ce qui est instinctif. » Le grave Clayton en est donc réduit à faire l’apologie de la coquetterie, cette arme défensive des femmes, à dire qu’il ne veut pas prendre une femme, comme une feuille de papier buvard, pour absorber et reproduire toutes ses paroles et toutes ses idées, et il termine en disant à sa sœur : « Nina a juste ce qui me manque… Je vis en dedans, je théorise, je suis hypocondriaque, souvent maladif. La vivacité et le trait de sa nature me donneront ce que je n’ai pas. Elle me réveille, elle m’échauffe, et la rapidité de son instinct vaut souvent mieux que ma raison. En somme, je révère cette enfant malgré toutes ses fautes. »

Clayton est un de ces jeunes gens comme on en rencontre dans le monde quelques-uns, pas beaucoup, à qui l’habitude de l’idéal rend