pourrait tourner contre moi. J’ai vu plus d’un homme vendu pour la seule raison qu’il ressemblait trop à son père, ou à ses frères et sœurs… »
Harry n’est pas le seul enfant d’esclave du colonel Gordon ; il a une sœur, qui a été donnée avec sa mère à une tante de Nina. Elle était jeune, belle, bien élevée aussi ; le fils de sa maîtresse l’a voulue et l’a prise. George Stuart, son maître, soigné par elle pendant la peste, se prend de reconnaissance pour la jeune esclave, et s’en va l’épouser dans un état libre, ne pouvant l’affranchir dans le sien sans violer les lois. Il meurt et lui laisse ses biens dans le Mississipi, mais les lois ne reconnaissent point non plus ce testament. Cette sœur de Harry se retrouvera plus tard.
Cette fausse et horrible position des esclaves fils de leurs maîtres ne recevant les dons de l’éducation que pour en être les victimes, et à qui on ouvre cruellement les portes de la vie sociale sans jamais les y laisser pénétrer, est très bien rendue dans ce que dit l’esclave Harry :
« — Mon orgueil, dit-il, sera de donner la plantation en bon état au mari de miss Nina ; mais si tu savais, Lisette, ce que cela me coûte de peine ! le mal que j’ai à tirer quelque travail de ces êtres ! les détours que je suis obligé de prendre pour obtenir d’eux quelque chose, pour les faire travailler ! Ils me détestent, ils sont jaloux de moi. Je suis comme la chauve-souris de la fable, ni oiseau ni quadrupède. Que de fois j’ai souhaité de n’être qu’un bon et honnête nègre noir ! Alors je saurais ce que je suis ; mais je ne suis ni une chose ni une autre. Je suis tout juste assez près de la condition du blanc pour y jeter un regard, pour en jouir, et pour désirer tout ce que je vois… Puis, la manière dont j’ai été élevé ne fait que rendre les choses pires. Vois-tu, quand les pères de gens comme nous ont quelque peu d’amour pour nous, ce n’est pas le même amour qu’ils ont pour leurs enfans blancs. Ils sont à moitié honteux de nous, ils sont honteux de montrer leur amour, s’ils en ont ; puis il leur prend une espèce de remords et de pitié dont ils croient s’acquitter en nous gâtant. Et alors ils nous accablent de cadeaux et de gâteries ; ils s’amusent avec nous tant que nous sommes enfans, et jouent de toutes nos passions comme sur des instrumens. Si nous montrons du talent ou de l’intelligence, on dit à côté de nous : « Quel dommage, n’est-ce pas ? » ou bien : « Il a trop d’esprit pour sa position. » Et avec cela nous avons tout le sang de la famille, tout l’orgueil de la famille, et qu’en pouvons-nous faire ? Ainsi je sens que je suis un Gordon, je sens au fond du cœur que je ressemble au colonel Gordon, je le sais, et c’est encore une des raisons pour lesquelles Tom Gordon me hait. Mais ce qu’il y a de plus dur que tout, c’est d’avoir une sœur comme miss Nina, savoir qu’elle est ma sœur, et n’oser jamais lui en dire un mot. Quand elle joue ou plaisante avec moi, elle ne sait pas quelquefois ce que je souffre, car j’ai des yeux, j’ai une intelligence ; je puis me comparer avec Tom Gordon. Je sais qu’il n’a jamais voulu rien apprendre à aucune école, et je sais que quand ses maîtres voulaient m’apprendre quel- que chose, j’allais plus vite que lui. Et il faut qu’il ait tout le respect, toute la position sociale ! Et combien de fois miss Nina ne me dit-elle pas, pour justifier son indulgence envers lui : « Oh ! vous savez, Harry, c’est le seul frère que j’aie en ce monde ! » C’est trop… »
On n’a pas encore fait connaissance avec cette Nina qui pourtant ouvre