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auxquels il faisait agiter des questions puériles : Quelle était la mère d’Hécube? quel nom avait porté Achille quand il était déguisé en fille chez Lycomède? que chantaient les sirènes? Il y a eu d’autres pédans cruels, tels que Jacques Ier et Henri VIII. La bizarrerie des goûts littéraires de Tibère explique comment les lettres fleurirent si peu sous son règne; quand elles reçoivent l’inspiration du pouvoir, elles descendent et dégénèrent avec lui. Sa mémoire en a souffert, il n’a trouvé pour le vanter qu’un médiocre historien, Velleius Paterculus, dont les sottes adulations n’ont pas tenu devant la justice terrible de Tacite.

Du reste, ceux qui admirent tant Auguste pour avoir su pacifier et administrer l’empire qu’il avait asservi doivent reporter une part de leur admiration sur Tibère. Philon le loue de cette paix qu’il donnait au monde, et Dion Cassius interrompt le récit de ses plus atroces cruautés pour faire remarquer qu’il n’était pas fou et administrait très bien. Il affectait la même simplicité extérieure et la même modestie, repoussait également les honneurs divins. Auguste ne voulait pas qu’on l’appelât maître (dominus). Tibère faisait mieux et refusait le titre d’imperator, se contentant de celui de prince du sénat; lui aussi témoignait aux sénateurs un respect ironique et une méprisante confiance. Il transporta les comices du peuple au sénat. Par là l’élection des consuls cessa même d’être une fiction. En tout, Tibère suivit la politique d’Auguste, seulement il la poussa encore plus loin. Auguste avait salarié des magistrats dont les fonctions étaient jusque-là gratuites, Tibère paya les consuls; cependant il conservait quelques-unes des formes de la liberté : speciem quamdam libertatis induxit, dit Suétone.

La belle statue de l’athlète qui s’essuie avec le strigile, statue qui vient de sortir de terre pour prendre place parmi les ornemens des galeries vaticanes, rappelle un des exemples les plus frappans des jongleries par lesquelles la tyrannie savante de Tibère amusait les Romains d’un semblant de déférence à leurs volontés. Cette statue, ou plus probablement l’original en bronze de Lysippe, dont elle est une copie antique en marbre, ornait un portique attenant au Panthéon, en avant des thermes d’Agrippa. Un jour Tibère, qui était connaisseur, se prit de goût pour ce chef-d’œuvre et le plaça dans l’intérieur de son palais. Au cirque, le peuple murmura et redemanda la statue; Tibère la lui rendit. Ce trait devrait se trouver dans l’histoire d’Auguste.

Pour moi, quand je regardais tour à tour les portraits de ces deux hommes, souvent placés l’un à côté de l’autre dans les musées de Rome, je ne pouvais m’empêcher de les comparer, comme l’histoire m’avait conduit à le faire. Malgré la différence de ces deux visages.