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tenue dans une certaine classe d’hommes d’affaires se comprend facilement. Au lieu d’envisager les intérêts du crédit à leur véritable point de vue, le point de vue commercial, on a malheureusement pris en France l’habitude de les considérer au point de vue de la Bourse, et de les identifier avec les intérêts de la spéculation à la hausse. Dans cette direction d’idées, la suspension des paiemens en espèces serait en temps de crise un coup de fortune pour les spéculateurs. Donner le cours forcé aux billets de banque sans imposer délimite aux émissions et maintenir l’escompte à un taux peu élevé, c’est un moyen infaillible de produire une hausse artificielle sur les prix de toutes les valeurs et de toutes les marchandises dont la spéculation s’est témérairement chargée. Au lieu de réaliser à perte ces valeurs et ces marchandises, les spéculateurs sont assurés alors de s’en défaire avec de grands bénéfices.

Cependant il vaut la peine d’examiner à un autre point de vue l’influence d’un tel état de choses sur la condition économique et financière d’un peuple commerçant. Il va sans dire qu’il n’est pas question, dans les idées des partisans de la circulation de papier, des mesures restrictives qui enlèveraient au cours forcé ses dangers en imposant une limite fixe aux émissions, et en maintenant l’escompte à un taux élevé. Ainsi réglée, la circulation de papier aurait peu d’inconvéniens, mais n’aurait plus les avantages qui lui gagnent les sympathies des spéculateurs. Supposons-la affranchie de toute limite d’émission et accompagnée d’un abaissement de l’escompte. Dans de telles conditions, la Banque augmenterait ses escomptes d’effets de commerce, et multiplierait ses avances sur valeurs publiques et industrielles. Les premiers temps de ce régime seraient célébrés comme une époque de prospérité inouïe, ce serait l’âge d’or ; mais comme dans la pensée des promoteurs du système il ne devrait plus y avoir de réaction dans la hausse des prix, il n’y aurait pas de borne au développement de la circulation fiduciaire. Les prix élevés excitent la production et font affluer les marchandises étrangères, mais ils ne mettent point à l’abri de ces accidens commerciaux qui obligent à payer des importations avec les métaux précieux. Les matières d’or, dans des circonstances semblables, acquerraient donc une prime par rapport aux billets de banque, c’est-à-dire que les billets de banque subiraient à l’étranger une perte sur leur valeur nominale. Tous les inconvéniens qui accompagnent un change contraire se présenteraient alors et iraient s’aggravant à mesure que se prolongerait cette situation maladive. On ne tarderait pas à s’apercevoir que la hausse des prix, au lieu d’exprimer un accroissement réel de richesses, ne serait plus qu’une trompeuse illusion, puisqu’avec une somme nominalement plus forte en billets on ne pourrait acheter qu’une somme inférieure en or. Ce seraient surtout les classes les plus intéressantes de la population, celles qui vivent de revenus fixes, les employés, les salariés, les petits rentiers, qui supporteraient les souffrances d’une telle situation, créée au profit de spéculateurs audacieux. Enfin toutes ces conséquences viendraient rejaillir en définitive sur l’état, atteint dans son crédit, maudit par les classes malheureuses, et obligé d’encourir la honte d’une banqueroute, ou de s’imposer des sacrifices énormes le jour où il voudrait rentrer dans une condition normale, et remplacer par une circulation métallique la circulation fiduciaire avilie.