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table de jeu; une odeur infecte de vieux cigare qui embaumait l’atmosphère était peu faite pour ranimer les esprits d’un joueur désespéré comme je l’étais en ce fatal quart d’heure. Après huit ans, la scène est en ce moment présente à mes yeux dans ses moindres détails : que nous sommes loin de tout cela, et Dieu merci !

Une lueur de raison, je peux presque dire d’honnêteté, brilla dans mon cerveau à ce moment suprême, et, m’adressant à mon adversaire, qui ne témoignait pas la moindre envie de terminer la partie : — Nous en resterons là, lui dis-je de la voix étranglée dont un pauvre patient doit remercier le chirurgien qui vient de lui extirper un membre.

— Non pas, je vous en supplie, me répondit le jeune étranger avec un accent si plein de bienveillance, que ces paroles arrivèrent suaves à mon oreille comme un baume bienfaisant à un gosier de fiévreux.

Il continua : — Je vous gagne une somme énorme, et nous avons joué sans témoins; vous devez donc comprendre le sentiment de délicatesse qui me fait une loi de vous donner toutes les revanches que vous pourrez désirer. Voyons, suivez mon conseil, un quitte ou double en trois parties d’écarté; vous gagnerez la belle, j’en ai l’intime conviction, car ma veine ne saurait être éternelle.

Je connais les Grecs, et, suivant la recommandation du poète, crains leurs faveurs; mais il y avait quelque chose de si loyal dans les yeux, dans la voix de mon adversaire, j’étais tellement surexcité par le démon du jeu, la somme perdue me gênait si cruellement, que je n’eus pas la force de refuser l’opportunité qui s’offrait de rentrer dans mon argent, je peux presque dire dans ma fortune, et acceptai la revanche proposée.

Une bonne chance me donna la première partie, mon adversaire eut promptement la seconde; à la troisième, nous arrivâmes chacun à quatre points. La donne m’appartenait : un sept de pique retourna sous ma main, et je trouvai la dame, le valet, l’as et le dix dans mon jeu. Mon adversaire débuta par un valet de cœur, et j’abattis fièrement mes atouts vainqueurs. Sans les découvrir, le jeune étranger jeta immédiatement ses cartes sur la table, se leva très dignement, serra légèrement ma main, et sortit en m’adressant le plus affectueux good bye. A peine seul, la joie de mon cœur déborda, et deux livres de pâté et une bouteille de la romanée passèrent promptement dans un estomac creusé par les angoisses de damné sous lesquelles j’avais gémi pendant ces cinq heures de torture; puis, une fois repu, un cigare allumé à la bouche, je me disposais à quitter le salon dans la plus belle humeur, aussi satisfait que Titus put jamais l’être de n’avoir pas perdu sa soirée, lorsque, par un singulier caprice de