Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vie parisienne. Un fait insignifiant en lui-même me frappa surtout vivement. Entre deux tailles, l’on vint à parler d’un mariage inoui dont le scandale défrayait depuis huit jours la chronique parisienne. Un de nos amis (tu te rappelles ce triste épisode de nos jeunes années), dans un de ces égaremens de la passion pour lesquels le monde est sans pitié, venait de sacrifier à une déesse impure du demi-monde un beau nom, une grande fortune, un noble cœur. Dès le début de cette conversation, je vis les yeux du jeune étranger, pleins de défi et de colère, rouler dans leurs orbites en lançant de droite et de gauche des éclairs sauvages. Puis, une fois sûr que, dans le feu croisé des plaisanteries d’assez mauvais aloi qui se succédaient, aucun coup n’était tiré à son adresse, il s’approcha du guéridon des rafraîchissemens, où mon regard, qui le suivit à la dérobée, le surprit vidant coup sur coup la meilleure moitié d’un flacon de curaçao. Les émotions du jeu avaient fait oublier depuis longtemps le malencontreux hymen, lorsque notre hôte anglais vint reprendre son siège à la table de jeu, et payer avec le plus gracieux sourire un banco d’une centaine de louis qu’il avait tenu le dos tourné. Jamais en effet je n’avais rencontré de joueur plus froid, plus grand seigneur, et la perte ou le gain passait sans impression visible sur son visage de marbre.

Une perte de quelques louis liquidait ma soirée ; mais je ne devais pas suivre le conseil de rentrer paisiblement au logis qu’une sage raison me donnait à l’oreille; il eût fallu prendre en argent le change de mon billet, une véritable charge de portefaix : la Californie n’était pas alors inventée ! Mon gagnant, le jeune étranger, offrait avec tant de bonne grâce de me libérer à mon choix, en un coup de rouge et noir ou une partie d’écarté, que nous demeurâmes à cartonner, lorsque nos compagnons, plus sages ou mieux inspirés, eurent repris le chemin de leur domicile.

Une veine atroce ne tarda pas à se déclarer contre moi : la constance et les rigueurs de la mauvaise fortune, les vins généreux du dîner, qui fermentaient dans mon cerveau, triomphèrent de mon sang-froid, et vers cinq heures du matin j’en étais arrivé à perdre une somme énorme, dont je ne veux pas même pour toi tracer le chiffre, car ces six caractères me donneraient encore, je le sens bien, même aujourd’hui, un frisson plein d’horreur : Mané, — Tekel, — Pharès! Horrendum !... Le soleil levant dorait de ses rayons d’or les carreaux de la fenêtre, et formait un triste contraste avec la lueur sépulcrale de deux bougies arrivées au niveau de la bobèche. Un pâté ébréché, des verres à demi remplis, des bouteilles à peine entamées, se trouvaient, en guise d’en-cas, sur une table voisine de notre