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celle-ci pouvait demander l’épreuve du feu. Trois fers de hache étaient jetés dans un brasier ardent, et chacune à son tour les tirait du feu. Celle que la souffrance faisait défaillir était jugée coupable, mise aussitôt à mort et enterrée sans pompe ; l’autre au contraire recevait de nombreux présens.

Verser des larmes est au Sennâr et aussi dans toute la Nubie la plus digne manière d’honorer les morts. Bien longtemps après les funérailles, les parens pleurent celui des leurs qui n’est plus, et à des intervalles qui reviennent régulièrement ils font retentir de cris et de gémissemens leur demeure, en frappant en même temps avec des bâtons sur des calebasses renversées dans des vases pleins d’eau, conviant par cet appel funèbre leurs amis à venir partager leur douleur. Les circonstances heureuses et surtout les mariages, dont les fêtes durent sept jours, se célèbrent par des festins dans lesquels figurent, avec le merisse et le bilbil, liqueurs tirées des graines que le sol produit, des quartiers de mouton, de bœuf et de chameau. Les viscères de ces animaux en sont jugées les parties les plus délicates et les plus nobles. On les mange crus ou assaisonnés de chetetah, poivre rouge d’une âcreté intolérable pour des palais européens.

On appelle du nom de Fazogl toute la région montagneuse comprise entre le Nil-Bleu et le Toumat, l’un de ses affluens de la rive gauche. Ce pays n’est habité que par des nègres aux cheveux crépus, aux grosses lèvres, aux pommettes saillantes. La ville, ou pour mieux dire le village capital du Fazogl, s’appelait anciennement Kery ; depuis 1849, il s’appelle Méhémet ou Mohammed-Ali-Polis. Le vice-roi, voulant laisser un souvenir de son passage dans ce lieu qui marquait le terme de son expédition, lui donna son nom.

En 1848, Méhémet-Ali, renouvelant ses tentatives pour découvrir des mines d’or, chargea un officier russe, M. Koyalevski, de remonter non-seulement le fleuve Bleu ; mais encore le Toumat, son affluent occidental. L’officier russe était accompagné d’un jeune Français, M. Trémaux[1]. Jusqu’à Kery, les voyageurs ne s’écartèrent pas de l’itinéraire suivi par la précédente expédition. M. Kovalevski raconte une anecdote qui peut servir à peindre les mœurs de ce pays. En passant à Sennâr (à son retour), le voyageur fut invité par le cheikh à faire visite à sa femme, la princesse Nasr, souveraine de la contrée avant l’occupation égyptienne. L’ancienne reine du Sennâr avait su se concilier la bienveillance du terrible gouverneur de son pays, le gendre de Méhémet-Ali, que ses cruautés ont rendu fameux. Elle conservait une certaine influence, et la plupart des voyageurs égyptiens avaient coutume de venir lui demander l’hospitalité, certains de trouver à discrétion chez elle des boissons fortes et des femmes. La demeure où l’officier fut reçue, et qui était décorée du titre de palais, était composée de plusieurs maisonnettes réunies. Après un souper passable et lorsque l’heure de la retraite fut venue, un officier de la princesse conduisit l’étranger dans un pavillon

  1. Ce voyageur s’est fait connaître par divers travaux sur la géographie du Soudan, et il a pris une part notable a la discussion qui s’est engagée, il y a quelque temps au sujet des Niams-Niams ou hommes à queue dont il nie l’existence. M. Trémaux publie le résultat de ses observations personnelles sous le titre de Voyage au Soudan oriental.