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tant de déceptions se communique naturellement à la pensée de son biographe ; on a confiance dans l’efficacité de ces exemples, on a foi dans les progrès de l’avenir. Espérons donc que la Russie continuera l’œuvre du meilleur et du plus dévoué de ses enfans. Ce n’est pas un des moindres résultats de la guerre de Crimée d’avoir rapproché ce pays de la civilisation occidentale et d’avoir attiré sur lui l’attention du monde entier. La Russie sait que l’Europe veille, elle ne peut plus se faire illusion sur le succès de ses convoitises. Dans le sein même de l’empire, une école s’est formée qui ne porte plus ses regards au-delà des frontières. Les élémens de la grandeur russe sont dans la Russie elle-même ; qu’elle les cherche à la lumière du XIXe siècle, elle les trouvera sans peine. Malgré la force dont elle a fait preuve, elle n’est encore sur bien des points que l’ébauche d’une société digne de ce nom. Le peuple y déploie de rares vertus, ou du moins des dispositions, des aptitudes aimables et généreuses ; a-t-on su profiter de tous ces dons ? a-t-on songé à féconder ces instincts ? la culture morale a-t-elle défriché les landes de l’esprit ? Non certes, et ce ne sont pas seulement d’immenses contrées intérieures que le gouvernement doit s’approprier par le travail ; il lui reste encore à conquérir la meilleure partie de ses peuples. Cette conquête qui élèvera les hommes, qui créera des citoyens, c’était le but constant du réformateur dont je viens de raconter les efforts. Je n’ai pas cédé à une curiosité frivole en essayant de recomposer cette noble physionomie. Le moment était opportun pour rappeler aux conseillers des tsars ces traditions de libéralisme et de justice sociale. Ce gouverneur de Sibérie qui disait avec une fierté sans fracas : « Je n’ai pour moi que les condamnés et le peuple, » doit exciter l’émulation de tous les hommes qui, aux divers rangs de la hiérarchie, dans l’administration et dans les lettres, par la plume et par l’action, peuvent contribuer au perfectionnement de la chose publique. Combien de condamnés en Russie, sans aller les chercher au-delà des défilés de l’Oural ! Ces condamnés, je veux dire les serfs, attendent toujours leur émancipation. Il serait beau, pour le cabinet de Saint-Pétersbourg de réaliser les projets du secrétaire de l’empire ; il serait digne d’Alexandre II de prouver au monde civilisé qu’il n’a pas oublié les leçons du comte Spéranski.


SAINT-RENE TAILLANDIER.