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bien russe assurément ; la destinée du comte Spéranski, avec les contrastes dont elle est pleine, serait inexplicable pour un homme de l’Occident, si l’on oubliait d’y voir une révélation sur le peuple que gouvernent les tsars.

Plaçons-nous donc au point de vue de ce peuple, et concluons par un jugement impartial. Le comte Spéranski n’est pas mort tout entier ; il a légué à son pays des ébauches de lois, des projets de réforme, et, ce qui ne vaut pas moins que tout cela, l’exemple d’une vie dévouée et d’un noble caractère. Il y a désormais dans l’administration russe une tradition féconde. Il faut souhaiter pour la Russie qu’elle ne se perde pas. Le comte Spéranski a laissé des manuscrits dont la publication acquitterait une dette nationale, et servirait à l’éducation des esprits. Je ne parle pas seulement de cette collection innombrable de travaux de législation disséminés dans les chancelleries de l’empire-, le public ne connaît guère de lui que sa traduction de l’Imitation de Jésus-Christ, arrivée maintenant à sa sixième édition : on ne lirait pas sans profit les traités de théologie, les essais de littérature, les méditations politiques et morales qui le consolaient des souffrances de l’exil, ou le délassaient de ses rudes labeurs. Il nous a été donné de parcourir quelques-unes de ces pages, et nous y avons admiré, au milieu des effusions d’une âme sainte, un esprit droit, toujours préoccupé de la pratique, et passionné pour le bonheur du genre humain. Un de ces écrits les plus curieux, ce sont les Leçons de Législation, composées pour le prince qui occupe aujourd’hui le trône de Pierre le Grand. Le comte Spéranski avait été chargé par le tsar Nicolas d’enseigner au grand-duc héritier les principes de la législation et du droit ; on devine avec quel empressement il accepta une pareille tâche. Ce jeune prince qu’il devait initier à la philosophie sociale, c’était le neveu du souverain dont il avait été autrefois le conseiller et l’ami. N’était-ce pas comme une réparation que lui offrait la fortune ? et ne semblait-il pas qu’il reprît son œuvre interrompue ? Les chimères, s’il y en avait eu quelques-unes dans les inspirations de sa jeunesse, avaient disparu à la clarté de l’expérience ; ces leçons de droit politique étaient le résumé d’une vie de travail et de dévouement. Une philosophie toute pratique, des principes libéraux appropriés à l’état du pays, y sont exprimés avec cette précision élégante dont il avait le secret.

En somme, quelles que soient ses singularités et ses lacunes, l’étude d’une telle vie produit une impression bienfaisante. Malgré cette résignation un peu molle qui a semblé contredire vers la fin l’ardeur de sa jeunesse, l’espoir n’était pas mort dans le cœur du comte Spéranski, et cet espoir, si ajourné qu’il fût, le soutint dans ses derniers travaux. Cette force secrète qui persistait encore après